Il n’y a pas grand chose à dire sur Olaf. C’est un garçon convenable. Bien noté. Apprécié pour son enthousiasme. Moulé comme il faut. Sociable en diable. Et plutôt séduisant, avec ça, doté de ce charme scandinave à la fois lisse et torride qui fait rêver les adoratrices et adorateurs de virilité goût Krisprolls.
La plupart des autres employés apprécient sa compagnie. Certains d’entre eux semblent même s’être liés d’amitié avec lui, puisqu’il me revient à l’occasion la mention de soirées où il aurait « assuré comme un maboul » et « fait marrer tout le monde ».
Les chefs aussi l’ont à la bonne, puisqu’il a récemment été prolongé avec augmentation. Et cela sans susciter de grincements ou de jalousie, tant il prend bien garde à ne pas nous éclabousser de sa réussite.
Oui, Olaf est un garçon parfait. Pas un cheveu qui dépasse et une stature sociale en tungstène.
Et pourtant, c’est plus fort que moi : je ne le supporte pas.
Du tout.
Il suffit qu’il entre dans mon bureau ou stagne à côté de moi à la machine à café pour que mes nerfs se hérissent.
C’est comme ça : du fond de mes tripes, je le hais.
Absolument, purement, viscéralement.
J’ai longtemps dû réprimer cette envie de le baffer. Assurément, je ne pouvais pas me permettre de laisse sortir ce « ta gueule Olaf » qui bramait en moi quand je l’écoutais déblatérer sur la dernière victoire de l’OM ou vanter le robot domestique qu’il s’était offert pour parfaire ses smoothies.
Pas convenable, ma haine, pas socialement acceptable.
Je gardais donc ça en mon for intérieur, forgeant mon ulcère au quotidien, avec en tête de puissants fantasmes inassouvis où j’empalais Olaf sur le bâton merdeux de sa propre insignifiance.
Ce qu’il m’a fait ? Rien du tout.
Simplement : il parle, se déplace, respire.
Insupportable.
*
Perso, je n’ai pas trop mal vécu la période dite des « sept confinements ». J’en ai même tiré le grand plaisir de ne pas être confronté au quotidien à l’horripilant faciès satisfait d’Olaf, ou alors via un écran – le télétravail a ses vertus. Quand le gouvernement a annoncé la fin des vacances, c’est donc avec une certaine appréhension que j’ai repris le chemin du boulot. Et j’avais bien raison de flipper : Olaf avait encore augmenté son taux de baffitude existentielle, puisqu’il avait réussi à se confino-choper Norma, la petite rousse du service compta que je convoite en pure perte depuis cinq ans et qui a grandement enrichi ma collection de râteaux.
J’aurais donc forcément dégoupillé un jour ou l’autre, avec licenciement à la clé, si les autorités n’avaient eu l’heureuse idée d’imposer à la nation l’application Safe-Cov, un outil de « contrôle sanito-social » censé enrayer la pandémie tout en « améliorant la vie quotidienne ».
Son principe ? Fort simple. Chaque citoyen est doté d’un permis à points sanitaire, accessible à tout moment depuis un smartphone. La perte de points est synonyme de restrictions sociales pouvant aller jusqu’à l’imposition d’un confinement total. Cerise sur le gâteau orwellien : tout citoyen bien noté peut dénoncer les turpitudes d’un congénère et ainsi dégrader son « immunité sociale ».
En résumé : la parfaite héritière des applis chinoises qui ont tant fait jaser il y a quelques années mais ont depuis amplement prouvé leur efficacité.
« Il ne s’agit pas d’intensifier la surveillance mais de huiler les rouages de notre mécanique sociale et sanitaire », a assuré le Premier Ministre le jour où le décret a été mis en place. Ajoutant : « Je peux vous assurer qu’aucune dérive ne sera acceptée ».
C’te blague – même lui n’y croyait pas.
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Quand la mesure a été appliquée, je me suis rapidement vu octroyer un statut social « premium +++», la Rolls en la matière. De quoi pavoiser auprès de mes voisins moins bien lots. ? Et garantir qu’on ne viendrait pas toucher à mes petits « privilèges ». En tant qu’informaticien de la boîte, je bénéficie en effet d’un accès à toutes les connexions de mes collègues de bureau. Si untel se paluche sur un site porno hongrois spécialisé dans la zoophilie canine, je le sais. Si une autre est larguée par son keum qui n’apprécie pas l’odeur de ses pieds, itou. Et si le boss consulte en secret une cartomancienne prénommée Rita, je peux me marrer jusqu’aux larmes en lisant ses élucubrations – le 12, Saturne s’allie à Pluton pour vous filer des aigreurs d’estomac.
Mais il y a mieux : par mon statut central, je suis désormais en mesure de prendre le contrôle des applis Safe-Cov de tous les employés de la boîte. Oh, il est bien censé y avoir quelques pare-feux à ce type de détournement, mais tout mec un peu calé en bidouille informatique peut facilement les faire sauter.
Saisissant vite la douce étendue des possibles, je n’ai pas tardé à dresser mon machiavélique plan de bataille.
Puis j’ai lâché mes chiens de guerre.
Corine du service comptabilité a commencé par le signaler pour « non-respect des consignes de distanciation. »
Alain-Jacques de la division marketing a enfoncé le clou en dénonçant son peu d’assiduité à nettoyer les toilettes après son passage.
Mouloud des ressources humaines a rapporté qu’il tenait des propos défaitistes sur la sortie de crise.
Et ainsi de suite.
En deux semaines, Olaf était une épave sociale, classé « sous-citoyen minus ». Comme tout le monde était au courant, plus personne ne lui parlait. Quant à Norma, elle l’a largué d’un mail bien senti, estimant qu’elle méritait mieux qu’un « déchet humain pleurnichant sur son sort ».
Et moi j’étais au paradis : quel bonheur de le voir errer dans les couloirs comme une âme en peine, pâle et tremblant.
J’ai parachevé son exclusion sociale en utilisant le compte Safe-Cov de Brigitte du secrétariat, qui l’a dénoncé pour « non-port du masque à la cafétéria et postillons dans les salsifis ».
Dans la foulée, Olaf a disparu, condamné à trois années de confinement communautaire.
Échec et mat, gros.
*
Pendant deux semaines, j’étais aux anges.
Sans Olaf, la vie était plus légère, presque joyeuse.
Et puis tout s’est écroulé.
Consultant mon compte un lundi matin, j’ai vu que j’étais passé de « premium +++ » à « premium ++ ».
La raison ?
Absurde : quelqu’un m’avait dénoncé pour « habillement négligé », alors même que le vendredi précédent j’avais épaté tout le monde avec une splendide cravate jaune à motifs toucans.
Le lendemain, rebelote : dégringolade en « premium + ». Il était précisé que j’avais plusieurs fois toussé sans mettre le coude devant la bouche, ce qui ne m’arrive absolument jamais.
Je ne comprenais pas.
Du tout.
Quoi qu’il en soit, ma chute a été fort rapide.
Une semaine plus tard, j’étais « sous-citoyen minus », rasant les murs, figé dans ma honte sociale. Quelques jours encore et paf : confino-viré en appartement collectif.
Peine : deux ans.
Alors que je rangeais mes affaires en pleurant sous le regard méprisant de mes collègues, j’ai reçu une invitation à converser sur Snap – numéro inconnu. Je ne voulais pas répondre, mais mon coude a ripé sur le clavier.
Une gueule hilare s’est affichée sur l’écran.
Nom d’un chien noir : OLAF.
En chair et en moche.
Le pire : l’enfoiré se marrait comme une baleine, visiblement réjoui de ma déconfiture.
Après quelques secondes de bidonnage, il s’est finalement calmé, me lançant :
« Alors mon con, toi-aussi t’es confino-viré ? »
Ravalant mes larmes, j’ai opiné tristement, comprenant que d’une manière ou d’une autre il avait appris le rôle que j’avais joué dans sa déconfiture.
Et lui :
« Et tu connais le lieu où tu vas être enfermé pour télé-travailler ? »
Oui, je connaissais. 32 Boulevard des Mouettes, dans le 7e, un genre de colocation pour deux, en open-space.
Quand je lui ai dit, il s’est derechef étranglé de rire.
« Tu vois le bureau à côté du mien ? », qu’il a demandé en gloussant, me désignant le petit pupitre d’écolier placé à deux mètres de lui, bien visible à la caméra.
« Bienvenue chez toi, gros ! », qu’il a hurlé dans un dernier spasme, avant de couper la communication.
J’ai mouliné des neurones quelques secondes.
Puis saisi la portée de ce qu’il venait de me dire.
Non, c’est pas possible.
Non non non.
Mon cri d’effroi a résonné jusqu’à la lune, butant quelques mouettes au passage.
Échec et mat.
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Cette nouvelle a été publiée dans le numéro 188 (mai 2020) du mensuel CQFD.
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