Kop Park

Parfait parangon du Texan azimuté, Ray Benett IV n’a jamais été du genre à faire les choses à moitié. Milliardaire ultra-conservateur, spécialisé dans les forages pétroliers illégaux, six fois divorcé, mentalité Chuck Norris, chaud (voire fanatique) partisan de la loi et de l’ordre, il a passé sa vie à défoncer les obstacles comme un bulldozer ivre d’autorité. Les pincettes ? Pas sa came. Et aujourd’hui, alors qu’au-dehors la population la plus pauvre de la ville clame sa rage et que l’air conditionné turbine à plein volume pour contrer la canicule de ce juin crépitant, c’est bien ce qu’il assène à son conseil d’administration un chouïa interloqué face au projet qu’il lui expose :

« Écoutez les carpettes, je ne vous ai pas fait venir pour entendre vos doutes. Franchement, je m’en tamponne de vos hésitations de midinettes. Je vous annonce juste que la période actuelle me hérisse tellement que j’ai décidé d’agir. Et face à la vague de dénigrement que subissent les forces de l’ordre dans notre impeccable land of freedom, je ne vois qu’un seul terrain sur lequel agir : la propagande. Pour cela, je vais confronter nos policiers au public dans un cadre de détente et de divertissement, prouver que la coexistence est non seulement possible mais souhaitable. »

Un type esseulé à grosse lunettes et blouse blanche, le genre de scientifique qu’on jurerait avoir déjà vu apparaître dans pléthore de films catastrophe sans arriver à mettre un nom dessus, lève une main décidée :

« Je vous l’ai déjà dit, Monsieur Benett, ce projet ne me dit rien qui vaille. On ne connaît pas le comportement de ces bêtes dans un tel contexte. Certes, les mesures de sécurité sont draconiennes, mais… »

Ray le coupe, vociférant :

« Mais que dalle, Docteur Galovitch. Y a pas de mais. Y a juste une réalité : moi, votre patron, votre Dieu quoi, je vous demande à tous de vous bouger le cul comme jamais pour lancer dès que possible ce parc d’attraction d’un nouveau genre qui sauvera la nation de la décadence. Et si ça ne vous plaît pas, vous pouvez quitter cette réunion. Quelqu’un ? »

Disposés autour de la grande table, les seconds couteaux de Ray Benett IV transpirent à grosses gouttes, se dévisagent furtivement. Personne ne moufte.

« Ok, on est donc tous dans le même bateau. Et je récapitule la teneur du projet. Son nom : ‘Kop Park’. Comme Jurassik Park mais en remplaçant les méchants dinosaures par de gentils policiers. L’idée : que tous les mômes du pays puissent venir rencontrer les forces de police et se rendre compte que ce sont des gens comme vous et moi. On recrutera à prix d’or parmi des vrais flics. Le public pourra les observer en train d’effectuer des scènes typiques de la vie quotidienne : contrôles routier, maintien de l’ordre en manifestation, pacification des populations indigènes dans les zones à risque, etc. Des questions ?  »

Courageuse, la boss de la division marketing se lance :

« Mais, euh, vous êtes sûr qu’il y aura un public pour ça ? Ça me semble assez peu vendeur… »

Réplique assurée du grand ponte :

« Oui, Katy, je suis sûre. J’ai eu le ministre de l’Éducation au téléphone, ainsi que plusieurs gouverneurs et POTUS himself : ils sont chauds patate. Notre public cible : les voyages scolaires. Tous les morveux de notre merveilleuse nation, qu’ils soient blancs, noirs ou violets, vont pouvoir constater que les gauchistes affabulent totalement quand ils parlent de problème structurel de la police et de racisme endémique. Le problème c’est eux. Capice ? »

Tous d’acquiescer – capice.

« Alors hop, hop, on se met au boulot. Je veux que ce truc soit inauguré dans six mois. »

Il se lève, ne salue pas et décampe à grandes enjambées martiales – direction Miami où un gars puissant à moumoute jaune pisse l’attend pour une partie de golf endiablée.

Au fond de la salle, le scientifique hoche la tête d’un air entendu – ça ne sent pas bon, cette affaire.

*

Pour l’inauguration de Kop Park, construit en banlieue de Houston, Ray Benett IV n’a pas fait les choses à moitié. Parade, cotillons, cheerleaders, feux d’artifice, la bonne vieille tradition ricaine des fastes comme il les aime. Conséquence de quoi : ses invités sont ravis. Il y a là sept gouverneurs, quelques ministres, une palanquée de pontes des médias – le gratin. Ils font d’abord le tour des attractions, deux heures avant que le parc n’ouvre officiellement. Les vedettes du jour à costumes bleus se montrent particulièrement avenantes et bien formées, ne tirant jamais sur la corde de l’autorité, même quand ce polisson de gouverneur de l’Arkansas les titille en mimant de l’autre côté des lourds barreaux une tentative de fuite lors d’un contrôle routier.

Ensuite, ils dégustent un excellent déjeuner à la taverne ACAB (All Cops Are Beautiful), dégoisant tant et plus sur l’état désastreux du pays et l’envie qui les titille – tirer dans le tas.

« Ces cons osent penser que la police agit différemment selon que l’on soit blanc ou noir, pauvre ou riche, mais c’est d’une stupidité absolue », s’insurge le ministre de l’Agriculture, héritier d’un empire du petit pois remontant au 18e Siècle.

« Moi-même j’ai été matraqué par un policier le jour de mes 21 ans, pour ma première cuite – mais je le comprends : je lui avais planté un couteau à beurre dans la cuisse en le prenant pour un domestique », renchérit son voisin, patron d’une multinationale de la pâtée pour chiens à base de dépouilles d’opossums.

« Encore un coup des communistes ; lâchent jamais l’affaire ces cons-là », conclut le maire de Houston, rond comme une queue de merle.

Et ainsi de suite, dans la plus grande tradition d’échanges intellectuels raffinés prenant leur essor au pied de la bannière étoilée.

*

Dernière étape, la salle de contrôle ultra-moderne. Passablement éméchés, les pontes sont rassemblés devant la myriade d’écrans de contrôle qui permettent de ne rien rater de ce premier jour triomphal. Gros cigares, tapes dans le dos, montagnes de coke et tutti quanti. L’heure est à la satisfaction. Et Ray Benett affiche un air réjoui qui tranche radicalement avec son habituel faciès de doberman vénère.

Au moment du septième toast, lancé à la santé des « vaillants policiers, héros immaculés des rues américaines », une lumière rouge clignote furieusement dans la pièce, vite assortie d’un bruit de sirène.

Furieux, Ray se tourne vers l’opérateur vidéo en chef :

« Ledowski, si c’est une blague… »

« Monsieur, ça vient de l’enclos numéro 7, ça semble sérieux. Regardez. »

L’opérateur affiche en grand les images dédiées à la scène. On voit un immense flic roux à dents de sabre, apparemment évadé de sa cage, poursuivre une dizaine de gamins, la plupart noirs ou latinos, en poussant de formidables mugissements.

Dans la pièce, tout le monde se pétrifie.

« Oh, ils l’avaient sûrement bien cherché », tente Ray, un peu blafard.

Puis une nouvelle lumière clignote.

Changement d’image par l’opérateur, qui donne le contexte d’une voix affolée :

« Là c’est l’enclos des Forces Spéciales. Normalement, ils sont censés être confinés derrière une vitre pare-balles en raison de leur dangerosité. Mais regardez quand je zoome. »

À l’écran, on voit la vitre défoncée sur toute sa largeur et maculée de traces de sang. Plus trace des Forces Spéciales, désormais lâchées en pleine nature.

Les présents sont désormais pétrifiés, semblent même se replier sur eux-mêmes quand retentit un grand mugissement bestial.

Seul le scientifique à blouse et lunettes ne perd pas contenance. Il regarde avec intérêt les petites rides agitant la surface du verre d’eau qu’il est en train de boire.

« Ils arrivent », lâche-t-il. « Ils sont à deux pas. »

« Qui… qui ça ? », lâche Ray, qui tremblote et sue à grandes eaux.

« Oh, vos petites créatures à matraques, celles sur le compte duquel je vous ai prévenu. On n’a pas fait mieux comme machine à tuer depuis le Quaternaire. Pas de pire idée que de penser pouvoir les contrôler. Et là, comment vous dire… Elles ont faim. »

Un nouveau rugissement bestial, plus proche, suivi de furieux coups sur la porte blindée barrant l’entrée de la salle de contrôle.

« Et maintenant, on fait quoi ? », chevrote Ray.

Le scientifique : « Maintenant, on prie ».

Nouveaux coups sur la porte, sur le point de céder.

Quand elle lâche en grand fracas et que le méchouis commence, l’écran principal affiche le dernier zoom de l’opérateur, soit la vision de trois flics patibulaires à écailles pourpres occupés à inscrire à la bombe une grande inscription sur la façade du parc d’attraction :

« All Cops Are Beasts. »

Amen.

*

Basquiat, untitled

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