Au début, on se marrait bien.
Pas à dire, c’était un candidat rigolo.
Fallait voir comment il parvenait à chaque jour inventer quelque chose, à bouleverser les codes du genre en ridiculisant l’existant.
Ses conférences de presse étaient à mourir de rire, quasi des performances.
Et ses débats avec les autres candidats : un pur régal de bouffonnerie.
Avec les camarades, on y voyait une forme de travail de sape de l’ordre républicain vérolé, de cette démocratie qu’on n’arrivait pas à considérer autrement que comme une vaste mascarade.
Au moins lui ne se cachait pas, y allait franco de porc.
La teneur de ses promesses ?
Lunaire :
« Si je suis élu, je vous promets de la charcuterie à tous les repas, des saucissons pour chaque moment, des rillettes comme s’il en pleuvait, des tonnes et des tonnes de jambon dans les cantoches », avait-il ainsi déclaré lors de l’officialisation de sa candidature, avant de faire rire les présents en galopant à quatre pattes et en mimant le cri du porc – ouink ouink.
À nos yeux c’était du Debord appliqué, du Coluche puissance mille, le dadaïsme revenu d’entre les morts pour coller un uppercut à ce présent si vérolé.
Et puis il y a eu les résultats des premiers sondages.
Oh, ce n’était pas une marée rose cochon, loin de là, mais quand même : 5 % des électeurs se déclaraient prêts à voter pour ce candidat au slogan percutant – On va faire du boudin.
Là on a un peu tiqué.
Surtout qu’on n’a pas tardé à se rendre compte que toute une frange de l’extrême-droite était prête à se rallier à son drapeau charcutier pour des raisons tout ce qu’il y a de plus nauséabondes, islamophobie en tête.
Alain Porcal a ainsi rejoint sa campagne à grand fracas, postulant que « derrière la bouffonnerie de la forme il existe un véritable axe théorique national-social propre à contrer l’impérialisme sionisto-mondialiste. »
Et dans les rangs du RN les premières défections à son profit n’ont pas tardé, notamment celle, tonitruante, de Jordan Côtelette.
On pensait qu’il allait mettre un terme à sa campagne, dire ça suffit, ôter son costume pour révéler la mascarade et ses grosses ficelles – ses ficelles tellement énormes qu’on se disait c’est pas possible que ça fonctionne.
Mais si : c’était possible.
Médine nous l’avait dit : « L’histoire est racontée par une bande de mythos / Qui vendraient du déo à la Vénus de Milo ».
Reste qu’il était difficile d’imaginer que ces mythos seraient dotés d’un groin et d’une queue en tire-bouchon.
Quoiqu’il en soit, la guignolade a continué, passant même la démultipliée.
En janvier, Cochonou a multiplié les coups d’éclat immondes, traitant de « fiotte apatride » le candidat FI en plein débat télévisé, révélant dans les pages d’un quotidien qu’il considérait les femmes comme « des cochonnes bien chaudes » et interprétant lors d’un meeting une version de la Marseillaise revisitée dans les grandes largeurs – « Allons enfants de la porcherie, le jour de fange est arrivé ».
Contre toute attente : ça fonctionnait.
Et les rues se remplissaient d’affiches et de stickers au slogan d’une efficacité absolue : Cochonou c’est nous.
Avec les copains, on rigolait de moins en moins en voyant se multiplier dans notre entourage les symptômes de conversion – tu sais il dit pas que des conneries, il a le courage de ses idées ; et pis il est comme nous, il se prend pas pour un grand chef invincible, il affiche ses faiblesses.
En face, les autres candidats faisaient comme d’habitude : ils se drapaient dans une rhétorique détachée, désincarnée, élitiste.
Un pur suicide.
Comment rivaliser avec la frontalité d’un ouink ouink bien asséné ?
Même les révélations d’un grand journal d’investigation concernant le financement de sa campagne par la marque Cochonou n’ont eu aucun effet sur son affolante côte de popularité.
Février, mars, avril ont déroulé leurs jours dans une atmosphère puissamment délétère, avec des médias sentant le vent du changement et acceptant de traiter les délires de l’homme à tête de porc comme des informations de première main – « Cochonou est formel : Justin Bridou fera un Premier Ministre de première bourre », titra ainsi un quotidien vespéral se targuant d’être « de référence » mais barbotant depuis longtemps dans les marais de l’insignifiance journalistique.
Impossible de porter une parole un tantinet critique dans ces conditions.
La farce était trop puissante, trop enivrante.
Dans ce reflet charcutier, la France se regardait jour et nuit, ravie du dégoût qui lui ravageait les tripes.
Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est le plus dégueulasse ?
Ouink ouink.
*
Je l’avais décidé depuis longtemps : le jour du deuxième tour, il n’était pas question que je me confronte à cette saloperie.
Et c’est ainsi que je me suis retrouvé politico-confiné dans la Creuse alors que la France était appelée à se rendre aux urnes pour trancher entre deux candidats – Cochonou Vs. Technocrate Fou.
Mon souhait : échapper à tout ça, refuser la réalité.
Lâcheté ?
Oui.
Et assumée.
C’est comme ça que j’ai tout raté.
La disparition pure et simple du Président Cochonou tout juste élu – volatilisé, le gonze.
La diffusion de cette vidéo incroyablement virale dans laquelle il appelait les français à « se regarder en face » et à « ruer dans les brancards pour stopper la chute libre vers le fumier politique ».
Ses derniers mots : « Vous n’avez plus que deux options – la révolution ou l’abattoir. »
Et leurs effets.
Les banlieues qui crament.
Paris qui brûle.
L’Élysée pris d’assaut.
La Commune proclamée.
Tandis que tous mes idéaux se réalisaient, moi j’étais planqué dans une caravane, loin de tout, à relire Cendrars en rêvant de transsibérien.
Typique du Chien Noir.
*
Par la suite, on a beaucoup glosé sur l’identité réelle de Cochonou.
On a parlé d’un mystérieux Mexicain descendant direct de Pancho Villa.
Du fils caché de Guy Debord et Marie la Forêt.
D’un reptilien ayant retourné sa veste pour nous sauver.
Du nouveau Jésus.
Bref : on a dit beaucoup de conneries, sans jamais avoir la moindre piste un tant soit peu crédible.
Une chose est sûre : si aujourd’hui la révolution mondiale est en route, si partout les régimes autoritaires et oligarchiques s’écroulent, si le capitalisme est universellement lardé de coups, c’est bien lui qui a insufflé la première étincelle.
Il nous avait fait barboter si bas qu’on ne pouvait que violemment rebondir.
Et ça, c’est dur à avaler.
Bordel, il faut le voir pour le croire : dans les chambres d’ados rebelles, les posters de Che Guevara ont été remplacés par les portraits d’un cochon hilare.
Rude.
Bien sûr, la révolution.
Bien sûr, le triomphe de nos idéaux.
Bien sûr, la beauté de l’anarchisme réalisé.
Mais quand même, je n’arrive pas à m’y faire.
Cochonou c’est nous ?
La honte.
*
