L’algorithme dans la peau

Jour 1

[Grande chaîne d’infotainement, 20h20, séquence « reportage en zone rouge », Marseille.]

« Il y a des gens qui abusent, merde alors », confie à la caméra un badaud désenchanté qui ressemble vaguement à Fernandel. « Ils ne suivent pas les consignes. Surtout là-bas, dans les grandes tours ».

Zoom sur les tours et leurs patibulaires halls.

Quelques silhouettes masquées et floues sont attroupées devant un bâtiment au jaune franchement pisseux.

Bigre : des contrevenants à l’air du temps.

« L’algorithme est pourtant précis », enchaîne un spécialiste à l’éclatante dentition une fois le reportage terminé. « Il vous dit ce que vous avez le droit de faire, à qui vous pouvez parler, à quelle distance de telle personne vous devez rester ».

Et le présentateur de poser la question que tout le monde a sur les lèvres : « Comment faire en sorte que ces personnes n’enfreignent plus la loi ? »

« Oh, c’est fort simple : il suffirait d’adjoindre à l’algorithme une menace judiciaire voire physique, qui serait déclenchée en cas de non-respect. Avec humanité, évidemment. »

« Évidemment », minaude le présentateur.

*

Jour 2

[Opulent bureau du ministère de l’Intérieur, moquette rouge, ambiance brainstorming entre couilles.]

« On est sur un terrain compliqué : les gens se méfient des innovations empiétant sur leur liberté », se désole un ponte, dont le rapport à ladite liberté est on ne peut plus tangent.

« Et c’est bien pour ça qu’il faut leur vendre le bidule sous un angle humain », rétorque son voisin. « Il s’agit de sauver des vies, leurs vies. En axant là-dessus, l’acceptabilité passe comme une lettre à la poste. »

« Mais le volet ‘électrocution neuronale’, franchement, j’ai bien peur qu’ils ne… », commence à tempérer un troisième, coupé par le ministre.

Ce dernier ne mâche pas ses mots. Il est comme ça, c’est sa nature, il va droit au but en agitant ses grandes mains rongées :

« La population fera ce qu’on lui dira. Je vous rappelle qu’on est en guerre. Et pour gagner une guerre, il faut accepter quelques désagréments. »

Et de donner ses directives :

« Jeannot, je te charge de rendre le ‘bidule’ le moins effrayant possible. Tarpon, tu contactes les médias. Vardoch, tu me ponds un texte de loi fissa. Jean-Kevin, tu fermes ta gueule. »

Et tous de se marrer : ce con de Jean-Kevin et ses pudeurs de gazelle…

*

Jour 3

En une du Parisien confiné : « Sondage exclusif : 93 % des français sont contre l’appli permettant l’électrocution graduelle des contrevenants au confinement. »

L’article associé a beau citer le sondage réalisé à la va-vite après l’intervention du Ministre au journal télévisé, il n’en présente pas moins les avantages d’une menace physique pesant jour et nuit sur les personnes ne respectant pas les règles. Il cite notamment à de nombreuses reprises un haut-gradé de la préfecture soulignant que cela permettrait de protéger les effectifs de police tout en diminuant la pression sur les hôpitaux. Et il rappelle cette évidence : ne seraient soumis à cette épée de Damoclès électrifiée que les personnes ayant un casier judiciaire ou ayant à plusieurs reprises été surpris hors de leur zone d’attribution citoyenne.

En conclusion de ce petit chef d’œuvre de journalisme de préfecture, cette citation d’un proche du Président : « C’est malheureux d’en arriver là, mais les gens récoltent ce qu’ils ont semé. Si on se met au ban de la société, il faut accepter d’en payer le prix. »

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Jour 4

Ruée dans les brancards médiatiques des principaux ténors de la gauche politique et culturelle. Une belle pétition propulsée par Juliette Binoche et Vincent Lindon met le feu aux poudre. Son titre : « Châtiment électrique : on en a gros ». Un ponte du PS pond pour sa part un texte de quinze pages brocardant un « gouvernement au bord du techno-fascisme », que personne ne lit.

Partout, ça bruisse, ça s’enflamme, ça proclame que jamais au grand jamais on ne laissera faire ça.

« Ça va péter cette fois », prophétise un haut-gradé de la France Insoumise, qui n’exclut pas que son parti ponde un communiqué menaçant.

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Jour 5

L’actualité est fort agitée ce mercredi. Il y a d’abord la soudaine recrudescence du nombre de décès liés au virus. Et aussi la victoire d’un français au Tour de France confiné. Mais il y a surtout cette histoire incroyablement triste, à tirer des larmes : Naïma, jeune et courageuse institutrice du 93, sauvagement agressée il y a une dizaine de jours par une bande de jeunes s’amusant à lui cracher dessus, est morte dans la nuit, emportée par la pandémie.

« Ce ne sont pas des voyous mais des assassins », s’emporte le Président dans une allocution spéciale, empreinte d’une troublante gravité cocaïnée.

Dans la soirée, le hashtag « #JesuisNaïma » s’impose en vedette incontournable sur Twitter.

En deuxième position, le moins neutre « #électrocutionjesuispour ».

*

Jour 6

[Bureaux d’un institut de sondage ayant pignon sur rue, jour de rush – trentenaire flasque à collier de barbe typé Robert Hue, le patron, survolté, s’adresse à ses troupes.]

« Mes loulous, aujourd’hui je veux que vous donniez tout pour la boîte. Il faut y aller à fond, mordre et tenir. Je vous rappelle qu’un gros contrat avec le gouvernement est en jeu. Et qu’il s’agit de ne rien lâcher sur notre intégrité, ciment de la démocratie. »

[Il s’arrête et regarde ses employés avec gravité, les yeux emplis d’une ferveur démocrate tout à fait dévorante.]

« Mais il faut également remplir notre part de contrat. Et aujourd’hui nous allons tout miser sur le vecteur ‘peur et angoisse que cela ne m’arrive’. Il faut personnaliser à fond les ballons. Avant de poser la question, vous ferez donc tout pour mettre les personnes en situation. Imaginez que votre enfant décède à cause d’un inconséquent récidiviste, que votre mari soit agressé par une bande de banlieusards porteurs du virus, que votre compagne soit violée et infectée dans un hall d’immeuble, etc., vous voyez le topo. »

[Il s’arrête un temps, considère ses affidés avec affection.]

« Je compte sur vous : ce soir, on doit avoir un taux d’acceptation dépassant le 50 %, je l’ai promis au ministère. Allez hop, au boulot. »

Le soir-même, la nouvelle tombe, inonde Internet et les chaînes d’information : « Applis de châtiment électrique : 54 % des Français ne sont pas contre. »

*

Jour 7

[Classe de CM1 de l’école Jean Jaurès, 13e arrondissement parisien. Les enfants portent des masques, comme leur institutrice, laquelle leur donne les dernières instructions officielles].

« Les enfants, j’ai une bonne nouvelle pour vous : dans une semaine, nous aurons pour nous assister un auxiliaire de sécurité, délégué par la préfecture. Il disposera d’une arme mais sera très gentil, promis. Il veillera à ce qu’on respecte les distances de sécu… »

[Elle s’interrompt pour calmer un début de chahut.]

« Nicolas ! Samantha ! Vous croyez que je ne vous vois pas ? Je vous l’ai déjà dit : les bisous c’est non ! Vous voulez finir électrocutés au quotidien ou bien ? »

*

Jour 8

Barouf autour d’une tribune publiée dans Le Figaro par Janine Blanchot, jeune et dynamique patronne de la start-up bordelaise ayant décroché le juteux contrat de sa vie : « Ils n’auront pas notre liberté d’innover ».

Le passage qui déclenche les passions :

« On entend ces derniers jours des irresponsables sortir les grands mots de ‘fascisme’ ou ‘totalitarisme’ concernant le ‘module infra-neurone de sensibilisation à la pandémie’, dont l’entreprise que je dirige est chargée d’assurer la conception. Une tempête dans un verre d’eau. Nous sommes une start-up responsable, imprégnée de valeurs républicaines. Et nous tenons à rappeler qu’il ne s’agit pas ici de ressusciter la peine de mort – les décharges les plus violentes et possiblement létales ne seront appliquées que dans des cas extrêmes, relevant de la légitime défense virale – mais bien de favoriser l’éducation et le vivre-ensemble. »

Dans la soirée, Janine Blanchot est invité du JT de France 2. Invitée à dissiper le flou régnant autour de la question de « légitime défense virale » elle insiste sur la notion de « liberté sanitaire ». Son argumentaire :

« Prenez le cas d’une jeune femme élevant cinq enfants et séparée de son compagnon. J’estime qu’elle doit avoir le droit d’aller faire les courses sans trembler pour sa sécurité et celle de sa famille. Notre entreprise va simplement lui offrir la possibilité de la sérénité. Les seuls à pâtir de désagréments seront les irresponsables propageant l’épidémie. »

*

Jour 9

[Tribunal de Marseille, chambre criminalo-sanitaire – la juge s’adresse à un homme hirsute et paumé, visiblement sous emprise de psychotropes.]

« Monsieur Chien Noir, vous êtes ici en état de récidive. Dans la nuit du 9 au 10 mai, vous avez de nouveau arpenté les rues du quartier de La Plaine en criant ‘qui veut me faire des bisous ?’. Vous avez ensuite montré vos fesses au drone tentant de vous raccompagner chez vous. Et quand des agents ont tenté de vous interpeller, vous n’avez rien trouvé de mieux à faire que de leur proposer, je cite, ‘d’aller tirer un coup rapido’, tout cela sans masque, en postillonnant tant et plus. L’un d’eux est depuis en arrêt maladie, avec soupçon d’infection. »

[L’homme tente mollement d’objecter quelque chose, « Je tiens euh, à dire, que, euh, je… », mais un regard sévère de la juge le réduit au silence.]

« Au regard de la gravité de votre crime, je ne vois qu’une sanction possible, celle qui vient d’être ajoutée au panel de la Loi et permettra à notre pays de sortir de la crise : la sensibilisation électro-sanitaire infra-neurones. Vous serez traité dès ce soir à l’hôpital de la Timone. J’espère que vous comprenez que je fais ça pour votre propre bien. »

[Un dernier regard au jeune homme pétrifié, qui n’a visiblement rien compris, et la juge quitte la salle, pressée de surveiller les réactions à sa décision – première juge à dégainer une peine de ce genre, elle a l’agréable sensation d’entrer dans l’histoire.]

*

Jour 10

[Centre-ville de Marseille. Lola et Marius, deux ados, suivent le sillage d’un individu à la démarche titubante.]

« C’est mon voisin, t’sais, pour ça que j’suis au courant. », lance Marius. « T’vas voir, c’est super drôle ».

Il trottine à la rencontre de l’individu, le contourne par la gauche, puis se campe en face de lui, tout sourire.

« Bonjour, Chien. Tu me serres la main ? »

L’autre a l’air terrifié. Il rentre la tête dans les épaules, tente d’obliquer en crabe. Mais Marius relance : « Bah alors voisin, tu refuses de me saluer ? »

Moment d’hésitation, puis l’homme cède, visiblement à contre-cœur.

Quand les deux mains se touchent, il sursaute et tombe à terre, pris de convulsions, les mains en étau sur ses tempes.

Ravi, Marius ricane.

« Mais t’es vraiment un sale con », lance Lola, qui fout une gifle à feu son pote avant de s’agenouiller auprès du vieux débris en lui demandant si ça va.

Celui-ci semble émerger d’un violent cauchemar et parvient à lui sourire.

« Merci », dit-il.

Happy end ?

Oh que non.

135 euros d’amende pour Lola, prise en flag par un drone : non-respect des règles de distanciation entre inconnus.

Force reste à la loi.

*

Basquiat, « Philistines » (détail), 1982

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