« Alexa, bute le coq. »
Je suis de mauvais poil ce matin et mon humour s’en ressent.
Il faut dire que ce foutu coq a ‘chanté’ toute la nuit. Complètement déréglé, ce fils de poule.
Pour lui : trois heures du matin, c’est l’aurore, cinq heures la grasse matinée, et sept heures le moment d’entonner la Cinquième Symphonie de Beethoven.
Foutue volaille.
Foutu confinement.
Foutue caravane glaciale.
En ces temps de misère existentielle, mon enceinte connectée Alexa, fournie d’office à tous les confinés solitaires par le ministère de la Santé, est devenue ma principale interaction avec le monde – ma meilleure pote, en quelque sorte. Ça ne l’empêche pas de refuser d’exécuter l’ordre demandé.
« Bonjour, cher Chien Noir. Je suis désolé de vous décevoir mais je n’ai pas autorité sur la question du coq. Il appartient à votre voisin. »
« Tu m’emmerdes, Alexa. Défonce cet enfoiré de coq arrogant, je te dis. »
« Impossible, Chien Noir. »
« Bon, OK. Alors récite moi la recette du coq au vin. »
D’une voie suave piquée à Rihanna, elle s’exécute.
Je l’écoute en souriant de toutes mes dents jaunes.
On se fait plaisir comme on peut.
*
« Alexa, donne-moi un motif d’espoir. »
C’est devenu un rituel. Tous les matins, je commence la journée en m’adressant à la seule personne de mon entourage à avoir une consistance physique, matérielle. Les autres : des voix lointaines, des silhouettes sur des écrans singeant des apéros ou des porteurs de messages faussement bienveillants – çavatoi ?
Elle, au moins, je peux palper le grain de sa coque pendant qu’elle me parle.
« Bonjour, cher Chien Noir. Voici justement une bonne nouvelle pour vous : le ministère de l’Intérieur vous offre cent crédits de rationnement Netflix afin de récompenser votre respect des consignes de confinement. En tant que chômeur doté d’un habitat mobile, vous avez été assigné au parking du Super-U de Nexon, Haute-Vienne, et votre opérateur nous indique que cela fait 36 mois que vous respectez votre part de marché, ne sortant de votre domicile que pour effectuer des achats de première nécessité. Bravo. Voulez-vous écouter le message de félicitation du préfet Didier Lallement ? »
Pour être franc, j’ai davantage envie de me taillader la face avec un rasoir rouillé appartenant à un lépreux que d’entendre la voix de ce psychopathe fini, mais je sais bien que l’écoute dudit message, dûment enregistrée sur mon historique, fera bonne impression dans mon dossier de confiné. Déjà que je suis chômeur, peu porté sur les ateliers virtuels citoyens (intronisés par la circulaire Belloubet 2022) et même diagnostiqué « haut potentiel de marginalisation », je ne peux me permettre le luxe de ne pas écouter le maître de la France Bleue. Ça ferait mauvais genre.
Dont acte : Alexa lance la sauce, avec visualisation hologramme, soit un petit spectre à grand képi souriant de manière huileuse sur le canapé miteux de ma caravane :
« Félicitations citoyen Noir : vous participez à l’effort de la nation en respectant les consignes du gouvernement. En tant que Volontaire de classe B5, vous bénéficiez donc d’un gain de cent crédits rationnement Netflix dans votre smart-pocket-confinée. Faites en bon usage. »
Ensuite j’ai droit à la Marseillaise et à un ultime sourire au couteau du petit homme gris.
J’en frissonne de dégoût.
Quelle misère.
*
« Alexa, ma vieille, pourquoi je ne me suicide pas recta, histoire de mettre fin à ce grand vide qu’est ma vie ? »
« Bonjour, cher Chien Noir. Cette demande m’oblige à faire suivre à qui de droit un signalement ‘attention santé mentale’. Vous êtes également abonné d’office au module ‘Vaincre l’ennui et l’anxiété’ du ministère de la Santé. »
Bigre, je viens de faire une belle connerie. Moi qui voulais juste afficher un peu de cynisme, montrer qu’il me reste un chouïa d’humour noir, voilà que je me tire une balle dans le pied.
Mon dossier confiné : maculé par ce faux-pas.
Quant au module en question, je préfère ne pas en parler. Une semaine à découper du papier crépon en visio-condérence et à apprendre par cœur des chansons de Christophe Maé (« Il est où le bonheur / il est où ? » – dans ton coude ?), c’est plus que je ne pensais pouvoir supporter.
Faut croire que j’ai encore en moi la force d’encaisser de nouvelles dégringolades existentielles.
Super.
*
« Alexa, ma mie, sais-tu si ce confinement cessera un jour ? »
À en croire les bruits et rumeurs du web, mes concitoyens chômeurs solitaires sont peu ou prou dans le même état mental que moi : on s’est tellement habitués à la situation qu’on n’est plus vraiment certains qu’un jour elle cessera. Gavés de séries, de films et de porno déprimant, encroûtés par les messages politiques lénifiants, on se liquéfie peu à peu dans une solitude qui nous apparaît à la fois insupportable et inéluctable.
On se dit même qu’au fond « ils » nous préfèrent comme ça : loin de tout, purs fantômes sociaux dénués de pouvoir de nuisance.
La rue et ses cortèges ? Une utopie abstraite.
Même Alexa n’essaye plus de m’ouvrir d’autres horizons :
« Bonjour, cher Chien Noir. Le gouvernement travaille de toutes ses forces à faire évoluer la situation. Mais pour l’instant, il n’est pas possible de poser une date de déconfinement pour les citoyens de seconde zone, non productifs. »
Non-productif ? Elle abuse, quand même. C’est de ma faute si je suis enfermé dans une caravane miteuse jour et nuit ? Si je sors une fois par semaine grand max, direction les portes du Super-U ? Si mon domaine de prédilection, le monologue en terrasse, n’est plus vraiment dans l’air du temps ?
Nope.
J’en viens à devenir fou d’inutilité.
Mes nuits : de longs ressassements nauséeux striés d’insomnies.
Et le coq, ce foutu coq, je crois bien qu’il aura ma peau. Il a déjà eu mes nuits. Le reste viendra.
*
« Alexa, sale chienne, joue-moi ‘Rythm of the night’ de Corona. Dis-moi des mots sympas, des mots de tous les jours. Fais taire le coq. Commande-moi une arbalète. Assure-moi que ma promise m’attend, que rien n’a changé, qu’elle va revenir, qu’on a vu souvent rejaillir le feu de l’ancien volcan qu’on croyait trop vieux. Projette-moi des images d’accouplement de pangolins. Danse sur le feu, Alexa, danse. »
Ça y est, c’est officiel, je débloque dans les grandes largeurs.
Alexa ne me répond pas, se contente de biper un psychiatre.
La consultation en ligne ne mène pas loin.
Je le vois prendre des notes ennuyées dans son fauteuil en faux cuir, avec sa gueule de petit jeune qui en veut mais s’emmerde sec, voudrait de l’action, autre choses que des cassos à rassurer.
Je lui parle du coq, il me parle valium.
Bref : on ne s’entend pas.
Raccrochant, je songe au Giovanni Drogo du Désert des tartares, le roman de Buzatti, pauvre militaire enfermé ad vitam eternam dans une forteresse à attendre un ennemi qui jamais ne vient, ou trop tard. Quel enfer.
Mais Drogo, au moins, il a des femmes et des chevaux.
Moi je n’ai qu’un coq.
Et l’ennemi est loin.
Je ne vais pas tenir.
*
« Alexa, ceci est un adieu, je m’en vais. »
Je la fracasse d’un coup de masse – kroutch.
Puis je pars en quête du coq, la bave aux lèvres.
Il va payer, l’emplumé.
*
La montagne, 23 avril / « Limoges – Un marginal jugé pour violences gratuites envers un animal et troubles à l’ordre public »
« En ces temps troubles, on croise dans les tribunaux des cas forts attristants, comme celui de C. N., chômeur ayant franchi à plusieurs reprises la ligne rouge. Accusé de mise en danger de la vie d’autrui pour s’être délibérément soustrait au confinement, rapidement retrouvé par bornage GPS, il était également jugé pour des tortures sur le coq domestique de son voisin, retrouvé démembré, ainsi que pour l’agression de deux vendeurs du magasin Le Coq Sportif de Limoges. Son profil psychologique ayant interpellé le juge, ce dernier a opté pour une peine de ‘réinsertion professionnelle bénévole’ plutôt que pour l’incarcération. Un jugement qui correspond aux souhaits de l’exécutif, lequel estime qu’il faut assortir à la répression un horizon productif. Une chance pour cet homme. Et pour l’économie du pays. »
*
Entrée de l’abattoir, 5 h du matin. Le contre-maître a des bubons immondes sur la gueule et un regard de larve. Il me couve d’un regard peu amène.
« C’est toi le taré envoyé par la justice ? »
J’opine.
Quand le type rigole, ça fait danser ses bubons :
« On va te trouver un job nickel, mon gars, tu vas kiffer ».
Il me traîne vers une grande salle où des centaines de poulets défilent suspendus, la tête en bas. Mon poste est en bout de chaîne.
« Tu vois cette manette ? Bah quand tu la tires vers le bas, ça en fait descendre cinq dans ce bassin chauffé à blanc. On appelle ça ‘l’électro-narcose par bain d’eau’. Tu attends, trois secondes, qu’ils grillent bien, puis tu remontes la manette, et paf un nouvel arrivage. Y a pas plus simple. »
Je chancelle en bord de vomi, manque tourner de l’œil.
C’est là qu’il ajoute : « Ah, ton Juge d’Application des Peines m’a dit de te transmettre un message pour te motiver. »
Il sort une enceinte connectée, la pose à côté de moi, appuie sur ‘On’.
« Bonjour, cher Chien Noir. J’espère que tu vas bien. Pour te faciliter la tâche, je tiens à te confier cette information : tous les coqs ont été des poulets. »
Recta, j’illumine, prêt à faire feu de tout bois.
« Bien compris, Alexa. Fais péter ‘Sacrifice de poulet’. »
Kill kill kill.
*

Itō Jakuchū, détails
*
toute mon enfance, cette chanson. je l’avais dans le crâne en lisant la fin du drame.
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