« La poésie sauvera le monde (ou sinon quoi ?). »
Voilà ce que m’écrit l’autre connard embusqué dans sa caravane limousine.
Et j’ai envie de lui mettre de grandes claques, de lui fourrer le groin dans le caca du présent.
La poésie sauvera le monde ?
Mais d’où tu sors crétin, du Quaternaire ?
De la tombe de Lautréamont ?
La dernière once de poésie est morte le jour où ce foutu virus a débarqué.
Déjà qu’elle n’était pas vaillante, petite pointe brumeuse perdue dans le néant, l’équivalent d’un papillon javanais en voie critique d’extinction, il a fallu qu’un germe de mes deux vienne mettre son nez là-dedans et le dawa dans nos vies.
Trois ans qu’on est confinés.
Trois ans qu’on a plus que nos écrans pour échanger.
Trois ans qu’on engraisse sur nos canapés en matant des séries pourries et nos nombrils crasseux.
Alors bon, la poésie, franchement, dans ces conditions, on comprend qu’elle se soit barrée.
Par contre on n’a jamais saisi comment elle s’y est prise.
*
Ça a commencé dans les bibliothèques, paraît-il. Mais comme elles étaient toutes fermées, les personnels dédiés ont mis du temps à s’en rendre compte. Des rayons entiers se sont volatilisés avant que le constat ne soit tiré, généralisé, étudié : les grands classiques de la poésie fondaient comme neige au soleil, s’évaporaient en masse.
Personne n’a compris, apporté la moindre explication rationnelle, mais c’était un fait indéniable : Madame se barrait.
Des vidéos ont très vite fait surface sur les réseaux sociaux. Les gens filmaient leur bibliothèque jour et nuit, pour saisir l’instant précis où les livres se carapataient dans le néant.
On voyait une beau rayonnage de Michaux, Brautigan, Cendrars, Marina Tsvetaïeva, Victor Hugo, Rimbaud, et puis soudain, plop, adieu Voyage en Grande Garabagne, plop, salut Il pleut en amour, plop, sayonara La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, plop, bye-bye Le ciel brûle, plop, au revoir Les Châtiments, plop, salud Une saison en enfer.
Dans le monde entier, c’était l’hécatombe. Neruda, Dylan Thomas, Omar Khayyam, tous y passaient, sans distinction d’époque ou de style.
D’un coup les gens ont réagi. Jusque là ils s’en foutaient de la poésie, ils voyaient ça comme un truc poussiéreux, un délire d’adolescent qui barbote dans le lyrisme du premier amour, une perte de temps dans une époque qui paradoxalement en manquait terriblement. Mais confrontés au phénomène, ils flippaient, tentaient d’apprendre par cœur les rares livres qui restaient épargnés, les plus nuls – Poésie du rien du tout de Delerm ou La Politique en prose de Raffarin, ce genre.
Hormis celui de Donald Trump, lequel twitta rapidement que ce « c’était une bonne chose de faite » parce que la poésie « l’emmerdait un max », les gouvernements de toute la planète ont mis en place des grandes missions culturelles visant à sauvegarder ce qui pouvait l’être.
Sauf que la vérité s’est vite imposée : l’épidémie ne touchait pas que les rayonnages, les livres « physiques », elle affectait également les mémoires.
Untel qui avait appris par cœur un poème de Bukowski tiré de Jouer du piano ivre comme d’un instrument à percussion jusqu’à ce que les doigts saignent un peu se révélait incapable de se souvenir du moindre extrait de ladite œuvre.
Une autre qui avait rédigé une thèse sur la correspondance entre Maïakovski et Lili Brik ne savait même plus de quoi il était question dans ces lettres (d’amour avec un grand tas, semblait-il, mais elle n’était plus sûre).
Le pire : le phénomène touchait également la galaxie numérique. Sur Internet et les réseaux sociaux, c’était la grande purge, un virus pernicieux siphonnant tout ce qu’il pouvait y rester de poésie.
En deux mois, c’était torché, recta : la poésie n’était plus.
RIP les frissons et les sanglots longs.
Et très vite les gens ont avalé la nouvelle sans plus s’inquiéter, comme on enterre une vieille personne malade depuis très longtemps. Bon bah voilà, elle est partie, la vie continue.
La vie a suivi son cours, donc.
Plus lisse et fonctionnelle, voilà tout.
Désespérante.
*
Alors voilà, quand l’autre con m’écrit ce genre de conneries, divaguant sur la poésie qui sauvera le monde, j’ai un peu envie de l’étriper.
C’est d’ailleurs ce que je lui réponds : « Hé crétin, t’es pas au courant ? On vit dans un monde où la poésie est officiellement portée disparue. Le style en vogue, aujourd’hui, c’est les vidéos YouTube de jeux vidéos, la rhétorique de la gymnastique et le disruptage du quotidien. »
Cinq minutes et il rétorque : « Bah écoute, ce matin, j’ai vu trois chevreuils galoper dans les bois et ça m’a inspiré une longue poésie dont je suis très fier. C’est pas une preuve ça ? »
Sur le coup, j’en tombe presque de ma chaise. C’est trop beau pour être vrai mais, sait-on jamais… Et si jamais cette enflure planquée dans sa cambrousse avait raison ? S’il avait trouvé l’antidote ? Bordel, ce serait si beau, porteur d’un tel espoir…
Je lui envoie donc une missive numérique nerveuse suggérant de me faire parvenir l’œuvre fissa, que je puisse juger sur pièce.
En attendant qu’il s’exécute, je trompe le stress comme je peux : trois cigarettes, deux verres de blanc, un comprimé de Tramadol.
Puis cling, ma boîte mail enregistre une arrivée.
D’un doigt tremblant, je clique.
Le titre : « Odes aux chevreuils ».
Le contenu :
«Cuissot de chevreuil au four »
Ingrédients :
- 2,5 kg de cuissot de chevreuil
- -60 g de beurre
- -4 échalotes
- -1 gousse d’ail
- -1 branche de thym
- -1 feuille de laurier
- -1 carotte
- -1 verre de vin blanc sec et fruité
- -2 verres d’huile de pépins de raisin
- -1 c. à soupe d’huile d’olive
- 8 Pers.
- Facile
« Préchauffez le four th.7 (210 °C) Préparez le cuissot en le dépouillant et nettoyez-le de tout excès de filament ou de reste de peau. Placez –le dans un plat et enduisez-le de beurre et d’huile de pépins de raisin puis assaisonnez. Beurrez un plat à gratin, déposez le cuissot et enfournez. Après 10 min de cuisson, réduisez la température th.6 (180 °C). Épluchez la carotte, l’ail et les échalotes. Hachez finement les échalotes, écrasez l’ail et découpez en tranches la carotte. Portez à ébullition dans une casserole un verre d’huile de pépin de raisin, l’huile d’olive et le verre de vin blanc sec et fruité. Ajoutez une branche de thym, la feuille de laurier, les échalotes hachées, l’ail écrasé et les tranches de carottes. Puis laissez bouillir pendant 10 min. Arrosez régulièrement la viande de cuissot avec ce mélange pendant 1 h de cuisson. Après la cuisson, tranchez le cuissot comme un gigot et servez dans une saucière en ajoutant la sauce restant dans le plat à gratin. »
Saperlipopute.
Le sombre enfoiré.
L’ahuri des fonds marins.
L’impardonnable paltoquet.
Je voudrais l’étrangler de mes mains puis engraisser ses foutues poules avec son cadavre.
L’empaler sur le bâton merdeux de sa propre stupidité.
Mais je ne l’ai pas sous la main, alors je me contente de détruire quelques meubles et de fracasser un vitre.
Dans la foulée, il m’envoie un autre mail : « Eh ouais, mec, en ces temps confinés, je suis à la lettre le mot d’ordre lancé par le ministère de la Culture, hashtag ‘la cuisine est la nouvelle poésie’. On se met bien quoi. D’ailleurs, t’as vu la vidéo de Macron cuisinant un curry d’agneau avec son masque sur la gueule ? Trop la classe. »
À la fin du message, il y a un petit smiley criard, celui qui fait un clin d’œil avec sa gueule d’abruti.
Je le contemple un long moment, ce smiley, comme on regarde la mort avancer, avec sa faux crissant dans la poussière.
Ou plutôt : comme on observe le plastique et le silicium recouvrir lentement la planète en butant les oiseaux et les pangolins.
Comme on vieillit.
Puis je descends en quelques lampées le fond de la bouteille et je pars farfouiller dans la cuisine, en quête de ce confit de canard que j’ai mis de côté pour les grands jours.
Après tout, qui suis-je pour critiquer la prose des intestins ?
Ce soir, c’est bombance.
Youpi.
Smiley qui chiale.
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