Mail de Philippe Granju à Colette Desbois, 21 avril
« Chère et estimée confrère,
J’ai longtemps hésité avant de vous adresser ce message. J’avais beau me creuser la tête, je ne voyais pas comment vous formuler ce que j’ai à vous dire. Et c’est toujours le cas à l’heure où je pianote sur le clavier : je perds les mots, je bafouille, je me perds en circonvolutions, en manipulations maladroites de pincettes vacillantes.
Mais bon, l’heure n’est plus aux tergiversations. Je me lance.
Vous connaissez fort bien le sujet sur lequel je travaille en ce moment : le comportement des goélands en milieu urbain, notamment à Nice. Cela fait bientôt cinq ans que j’étudie leurs interactions, leur mode de nidification, leur alimentation, leurs cycles de reproduction, etc. Un travail passionnant mais fort classique. Or, cette routine a été récemment mise à mal par l’irruption de nouvelles créatures non-organiques dans l’espace aérien : les drones, qu’ils soient pilotés à distance ou « intelligents ». Si leur prolifération niçoise a fait l’objet de beaucoup d’articles dans la presse généraliste, peu ont mentionné le phénomène qui m’intéresse tout particulièrement : l’agressivité des goélands à leur encontre. Oh, certes, nous savons de longue date que ces volatiles les voient comme des envahisseurs de l’espace public et peuvent se livrer à des actes de prédation à leur encontre. Mais ce n’est pas de ça dont il s’agit ici. Ce que j’ai observé et documenté en la matière va en effet beaucoup plus loin. Les goélands ne se contentent pas de réagir à un stimuli visuel, comme ils le font avec les corbeaux ou les corneilles, ils déploient de véritables stratégies concertées, collectives et apparemment pensées comme de véritables actes de guérilla.
J’imagine que vos sourcils se froncent à la lecture de ces dernières lignes, réaction normale pour une scientifique de votre acabit. Mais cela fait plusieurs mois que je documente la question et je peux vous assurer que je ne batifole pas dans le délire – enfin j’espère.
Lundi dernier, j’ai ainsi pu documenter une réunion entre une douzaine d’individus mâles et femelles, lesquels ont longuement palabré avant de prendre leur envol et d’attaquer en bande, successivement, les trois drones « intelligents » affectés à la surveillance de la Promenade des Anglais, s’acharnant même sur la machine tombée devant le Negresco, le bec empli de composants électroniques.
Ce n’est qu’un exemple entre cent. Je vous mets en pièce jointe l’intégralité de mon étude, menée sur des bases purement scientifiques, afin que puissiez mesurer le sérieux de ma démarche.
Si je vous écris, c’est parce que je ne sais que faire de ces données et de leur portée, tant au niveau biologique que métaphysique. Sachant que vous avez été et êtes coordinatrice de nombreuses études sur les relations entre la faune et l’humain, je me permets donc de vous demander votre avis de spécialiste de l’éthologie animale. Que penser de telles observations ?
Bien à vous,
P.G.»
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Mail de Colette Desbois à Philippe Granju, 22 avril
« Cher confrère,
J’ai lu et relu votre message et l’étude jointe, effectivement dérangeants en bien des points et fort éloignés de la vulgate scientifique. Je comprends évidemment vos tergiversations. Mais je dois vous avouer que ces observations ne m’étonnent pas vraiment et viennent plutôt corroborer diverses études que j’ai menées ou supervisées. Il s’avère que le phénomène que vous décrivez n’est pas cantonné aux goélands. Et que nous sommes quelques-uns à tenter de faire le point sur cette étrange inflation de phénomènes tendant à prouver que la nature se retourne contre l’humain.
Ces derniers mois, j’ai ainsi pu documenter des phénomènes que la science ne parvient pas à éclairer de manière rationnelle.
* En Andalousie, d’immense termitières se développent au pied des lignes très haute-tension THT, fragilisant leurs structures et menant à leur destruction en l’espace de quelques mois. Une trentaine sont déjà tombées.
* En pleine Silicon Valley, les opossums adoptent un comportement de plus en plus agressif envers les cadres les plus haut placés de l’industrie numérique. Pour ne citer qu’un cas : il est avéré que Jeff Bezos, patron d’Amazon et homme le plus riche du monde, aurait subi plusieurs attaques, l’une d’elles ayant menée à l’ablation de son appendice nasal.
* Dans toute l’Europe, les chevreuils, chamois et bouquetins ont adopté un comportement extrêmement agressif envers toute personne tentant de les photographier ou de les filmer avec un smartphone. Il y aurait déjà cinq décès documentés, sans doute beaucoup plus en réalité.
* En Île-de-France, les cerfs et biches adoptent des stratégies élaborés pour attaquer les chasseurs arpentant les prés et les forêts. Ils ne se contentent pas de défendre leur espèce, mais blessent et mutilent les humains pratiquant la chasse au sanglier ou au lapin.
* Les dauphins et baleines de la Mer Égée semblent mener une guerre de harcèlement contre les navires et employés de l’agence Frontex déployés pour faire respecter les politiques migratoires européennes. Trois d’entre eux ont coulé corps et biens.
* Chats, chiens, hamsters et autres animaux domestiques « appartenant » à des policiers ou hommes politiques prendraient pour habitude de quotidiennement faire leurs besoins dans la literie de leurs maîtres, et ceci malgré toutes les punitions qui peuvent leur être infligées.
* Les virus de type Corona ou Ebola auraient tendance à désormais davantage frapper les personnes riches et puissantes, menant une forme de guerre des classes micro-biologiques.
Ce ne sont que quelques cas dans une longue liste. La multiplication de ces comportements tend à prouver qu’il y aurait au sein du vivant (animaux comme formes biologiques microscopiques) une forme d’évolution structurelle se dressant contre certains traits saillants de notre espèce et du capitalisme – la prédation contre la prédation.
Les pouvoirs publics ont pour l’instant choisi de ne pas communiquer ces éléments au public, par souci de ne pas créer de vent de panique. Mais cela ne durera pas.
Je vous enjoins donc à ne pas tenter de publier vos conclusions. Et à bien prendre soin de vous, car les temps à venir s’annoncent agités.
Bien à vous,
C. D. »
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Mail de Philippe Granju à Colette Desbois, 22 avril
« Chère Colette,
Je ne rêve pas ?
Vous confirmez l’hypothèse d’une insurrection animale généralisée ?
PG. »
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Mail de Colette Desbois à Philippe Granju, 22 avril
« Vous ne rêvez pas.
Et ce n’est que le début. »
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Mail de Chien Noir à ses proches, 25 avril
« Cher tous,
Le confinement se passe parfaitement pour ma pomme. Je suis bien content d’avoir choisi de m’exiler à la campagne, avec les potes du Limousin. La caravane est confortable et je trouve à m’occuper, entre travaux aux champs et écriture de divers textes foireux. Par contre, vous allez rire, mais j’ai un gros problème avec le coq et les trois poules qui squattent dans le même pré que moi. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi, mais ils se montrent de plus en plus agressifs envers moi. Si au début j’en rigolais, là ça devient chaud : j’ai les avant-bras striés de traces de griffes et un gros hématome à l’orteil droit, causé par un coup de bec vicelard. Même les poussins dans leur cartons m’attaquent quand je les nourris. Je ne sais plus quoi faire. J’en arrive à me dire que ce sera eux ou moi. D’où le grand bâton que j’ai taillé en pointe et que j’ai toujours sur moi dès que je sors de la caravane. Survivalisme, me voilà…
Des bisous.
Chien. »
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Article de La Montagne, 26 avril, « Un corps retrouvé dans un pré vers Château-Chervix »
C’est une macabre découverte qu’ont faite les gendarmes de la brigade de Limoges, hier matin, alors qu’ils patrouillaient dans le cadre du plan confinement. En bord de route gisait le corps atrocement tailladé d’un homme d’une trentaine d’années, apparemment partiellement dévoré par des animaux errants. Ses innombrables blessures ont pour l’instant retardé l’identification. Seul indice : le t-shirt qu’il portait, orné de l’étrange slogan ‘Chien Noir – seum is coming’. Le procureur de Limoges a enjoint toute personne pouvant faire avancer l’enquête à se manifester, ajoutant : ‘même en ces périodes troubles, on ne peut laisser de tels crimes impunis – l’animal humain qui a fait ça se fracassera forcément sur les rigueurs de la loi’ ».
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