Oh lord, horrible info : le dernier Pangolin a passé l’arme à gauche. Voilà ce que m’a annoncé le Réseau en ce dimanche maudit. L’horreur. La fin des haricots rouges. Je ne m’en remets pas. À tel point que j’ai passé la journée à regarder des vidéos montrant ces adorables bestioles galopant dans la poussière ou jouant avec leurs petits en mode Heidi. L’ambiance infra-cortex : délétère. Des larmes et des larmes pour ma pomme.
Et cette interrogation lancinante : comment faire sans le pangolin ?
C’est peut-être dû au livre que m’avait offert maman quand j’étais petit et que j’ai lu et relu jusqu’à l’effritement, Monsieur Pangolin a bien du chagrin. Ou bien à une sorte d’alignement astral me faisant ressentir une affinité particulière pour ce splendide animal. Voire à une malédiction balancée par quelque divinité inca ou aztèque. J’en sais rien. Reste cette certitude : je me suis toujours identifié à lui. Au point d’en faire une forme de fétiche existentiel, une boussole identitaire à écailles. Monsieur Pangolin, c’était moi, jusqu’au trognon.
C’est pourquoi j’étais si bouleversé en apprenant la nouvelle. Mon monde s’écroulait. L’univers n’avait plus de sens. Je voulais tout envoyer bouler. Et c’est comme ça que j’en suis arrivé à enfreindre les plus élémentaires des consignes de vie en société.
Après m’être noyé dans les vidéos pangolinesques, je me suis mis à boire. Beaucoup. Trop. Beaucoup trop. Ma body-enceinte connectée avait beau m’envoyer des avertissements pressants – Modérez votre consommation, pensez à votre foie –, j’ai descendu l’intégralité de mon mini-bar, moi qui ne buvais jamais, hors grandes occasions (jamais, donc). Pour bande-sonore, « animal on est mal » de Gérard Manset et « Eisbaer » de Grauzone. Seul face à mon verre mêlant rhum, pastis et calva, je monologuais et divaguais, évoquant un monde déserté de toute étincelle animale, livré à la vanité bipède et à l’extinction généralisée du frisson – « Plus un seul pangolin ? Mais comment je vais faire, bordel ? »
C’était déjà une belle connerie. Je savais que j’allais bientôt recevoir une convocation numérique à converser avec mon médecin traitant, lequel collerait forcément une pastille « malus », celle avec le smiley qui tire la gueule, sur mon dossier hygiénique. Quelle idée de régler ses problèmes par la sur-consommation d’alcool ?, me dirait-il. Dans le cadre festif, oui, pourquoi pas, on pouvait picoler, mais seul et vagissant ? C’était l’aller simple vers la non-citoyenneté, la non-fraternité, la non-productivité.
Ceci dit, ce n’était pas si grave. Pas de quoi fouetter un chat de gouttière. On avait encore le droit de déconner de-ci de-là. On était en démocratie, après tout. Et le droit à s’arsouiller faisait partie de la panoplie républicaine. Fallait juste pas trop abuser en solo si l’on ne voulait pas finir en « cure citoyenne », assommé de neuroleptiques et de séances thérapeutiques de « fraternité bienveillante ». Trois semaines et on était remis sur pied, républicains jusqu’à l’os.
Mais je ne me suis pas arrêté là. Ivre de tristesse et d’alcool, j’ai voulu donner mon point de vue sur les réseaux sociaux. Partager ma peine, ma colère, ma solitude irrémédiable en ce jour d’adieu au pangolin, ouin ouin.
Quelques exemplaires de ma triste prose ? J’ai ça en stock. Par exemple :
« C’est ce foutoir qu’on appelle humanité ? L’idée c’est quoi ? Tout bousiller jusqu’à ce qu’on se retrouve seuls entre frères et sœurs de destruction ? Super ! »
Ou bien :
« À quoi bon continuer à vivre sur une planète sans pangolin ? Autant tout faire sauter une bonne fois pour toute ! »
Là je dérapais grave.
Bien sûr, la liberté de parole était absolue, garantie par la constitution, mais il y avait une règle d’or : ne pas rompre le contrat nous liant à la société. « Vous avez un devoir envers la République, celui de construire et d’échafauder, de faire preuve d’un état d’esprit résolument optimiste et démocratique », avait déclaré le nouveau Président au soir de son élection. Et j’étais on ne peut plus d’accord avec lui : la société avait besoin de liant, d’adhésion, de bienveillance huilée.
N’empêche : en ce jour de deuil du pangolin, j’avais déconné. Dans les grandes largeurs. Et je n’ai pas tardé à en encaisser les conséquences.
*
La notification est arrivée le lendemain. J’avais une telle gueule de bois que j’avais pour la première fois de ma vie utilisé un « point maladie » pour esquiver le boulot – je ne me voyais pas faire comme si de rien n’était à la ferme, cliquant et cliquant dans l’open-space pour réguler le Réseau avec ma gueule ravagée par le mal de tête. Quand l’enceinte a beuglé « Nouveau message de votre Caisse Citoyenne », j’ai sursauté puis frissonné de tout mon corps malingre. Ça ne sentait pas bon.
Après avoir descendu trois verres d’eau, j’ai cliqué sur play, et écouté le message, prononcé par la voix de Morgan Freeman. Son contenu : j’avais vidéo-conférence à 13 h avec ma conseillère personnelle, Madame Hermine.
Bigre.
L’heure approchant, douché et dentifricé, le cortex toujours agité des vents nauséeux de la gueule de bois, j’ai tenté de me donner une contenance. Il fallait donner le change.
Les salutations d’usage passées, elle a été droit au but. Elle n’était pas contente. Du tout.
« Pourquoi cette débauche d’alcool, monsieur Lumignon ? », a-t-elle lancé, avec la voix de Rihanna (mon péché mignon).
J’ai bafouillé deux ou trois « euh », qu’elle a froidement interrompu.
« Je croyais qu’on était d’accord pour ne pas laisser vos démons l’emporter ? Pour se glisser dans le moule social sans faire de vagues ? Ça vous apporte quoi de boire seul dans votre coin ? De vous absenter au boulot ? D’ainsi déserter ? »
Là j’ai essayé de me justifier, de dire que la fin des pangolins c’était rude, que j’avais pris un coup sur la caboche, que ça n’aurait pas de suite. Mais elle m’a de nouveau interrompu.
« Peuh, les pangolins ont bon dos. Vous savez bien que c’est juste un prétexte pour basculer dans la tristesse et la non-citoyenneté. Ce que vous faites est limpide : vous profitez de chaque petite contrariété pour renforcer votre déficit de conformité. Rappelez-vous l’épisode des étourneaux. »
Oh, je m’en rappelais très bien. C’était l’an dernier. Un reportage diffusé sur le Réseau m’avait appris que les étourneaux étaient désormais si rares qu’ils ne volaient plus en bandes grouillantes mais en solitaires, fonçant comme des dératés vers le néant de l’extinction. Encaissant le choc, j’étais entré en dépression pendant trois jours, finalement rattrapé au vol par ma body-enceinte, qui m’avait bourré de Xanax.
J’ai tenté de raisonner Madame Hermine, de lui expliquer que ce n’était pas pareil, que déjà j’étais guéri, que vraiment les pangolins je m’en foutais désormais, c’était du passé, que d’ailleurs ces foutus nids à coronavirus m’importaient peu, que je voulais être un citoyen d’élite, juré-craché. Mais la Conseillère de Vie m’a coupé la chique :
« Vous ne me laissez pas le choix, Monsieur Lumignon. Cette fois-ci les médicaments ne suffiront plus. Je vous prescris donc une cure de réadaptation sociale. Trois semaines de cure à Super-Vie. Je fais ça pour votre bien, sachez-le. »
Mes tentatives d’infléchir son verdict ont fait flop. Et elle m’a congédié dans la foulée, m’intimant l’ordre de me présenter au centre Super-Vie le plus proche dès demain aux aurores.
Oh Lord.
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Les premiers jours se sont plutôt bien déroulé. Avec la bande d’inadaptés qui comme moi avaient été jugé un chouïa border-line socialement parlant, on se fadait les cours assommants en faisant semblant d’y trouver du sens. On louait la République, la liberté d’expression et de culte, la chance qu’on avait d’être nés ici et pas en barbarie. On se gargarisait de Marianne, de vivre-ensemble, de laïcité, de démocratie ciselée aux petits oignons. On se roulait dans la citoyenneté parfaite et la fraternité réconciliée. On avalait les films et documentaires sur la Société Bienheureuse sans ciller, avides de prouver qu’on était bons pour la réinsertion, et comment.
C’est le quatrième jour que tout a déconné. Je m’étais plus ou moins lié d’amitié avec un certain Chaumard, fils de paysan qui avait pété un câble après avoir repris l’exploitation familiale. « Tu comprends, tout est géré par le Réseau, rien n’a plus de sens, jusqu’aux vaches qui ont des œillères numériques figurant des champs verdoyants », qu’il m’avait confié avec un air de conspirateur lors de l’appel aux drapeaux.
Le soir dans la chambrée, je lui ai parlé de mes propres terreurs. Du pangolin disparu, des étourneaux esseulés, de ma terrible solitude, de cette impression que tout partait en couille à force de tout rationaliser, qu’il fallait un sursaut, pourquoi pas une insurrection. Je ne me méfiais pas. Faut dire qu’il avait une bonne trogne, Chaumard, un regard placide qui attirait les confidences et l’air bovin de celui qui n’a rien à cacher.
Le lendemain, il m’a dénoncé à la direction, pour quelques « points citoyenneté ».
Convoqué par le directeur, j’ai été sommé de m’expliquer.
Comme avec Madame Hermine, j’ai totalement foiré cette interaction. Mon déracinement était trop ancré, trop viscéral, pour que je puisse feindre le « tout va bien madame la banquise ».
Lui m’a vite percé à jour.
« Vous n’aimez pas cette société, monsieur Lumignon », a-t-il lancé, avec la voix de Gérard Lanvin. « Je dirais même que vous ne souhaitez pas lui apporter la moindre contribution ».
Mes dénégations maladroites, il les a balayées d’une tirade :
« Ce n’est pas grave, vous savez. Vous avez le droit de refuser les bienfaits de notre civilisation. Je vous rappelle que nous vivons en démocratie. Mais il y a un prix à le payer, vous ne l’ignorez pas, un impôt de vie en quelque sorte. Vous ne pouvez pas profiter des avantages qu’on vous offre sans contrepartie, en parasite. »
J’ai voulu tenter une dernière pirouette rhétorique, me rattraper aux branches en promettant un total changement. En pure perte, puisqu’il a fissa prononcé la sentence :
« Pour votre bien et celui de la société, on va vous débrancher pour cinq ans Monsieur Lumignon et affecter votre cortex au Réseau, section gestion de la mémoire planétaire. »
J’ai hurlé, tenté de fuir en sautant par une fenêtre qui ne voulait pas s’ouvrir.
Des hommes et des femmes sont entrés dans la pièce, armés de neuro-matraques et de coupe-neurones. Ils m’ont neutralisé.
La suite : le néant.
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Clic.
Clic.
Clic.
Effacer pangolin.
Clic.
Clic.
Clic.
Effacer pangolin.
Clic.
Clic.
Clic.
N’a jamais existé.
Clic.
Clic.
Clic.
Les étourneaux ont toujours volé en solitaire.
Clic.
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