[Cellule de crise de L’Élysée, un soir de printemps. Une grande table en merisier, des volets tiré et une assemblée de technocrates singulièrement crispés. Guidant la séance, un longiligne barbu aux traits chafouins qui fait le point sur la situation en agitant de petites mains molles et moites.]
« Bon, on ne va pas se mentir : l’heure est grave.
Inutile de vous rappeler ce qui est en jeu ici. Mais je tiens à vous faire un rapide rappel de l’affaire et à évoquer les ripostes envisageables. Ensuite, nous déciderons ensemble de la meilleure solution à apporter à ce qui ressemble de plus en plus à la crise majeure du quinquennat.
Le nœud du problème : une vidéo montrant le Président en train de donner de violents coups de pied à son chien dans le jardin de l’Élysée, tout en le traitant à trois reprises de « bâtard de gréviste ». Elle a été publiée par un certain Xanax de la Muerte dans la nuit d’hier, à 2 heures du matin. On ignore par quel biais ce minable activiste d’ultra-gauche, actuellement en garde à vue, a mis la main dessus. Ce qu’on sait, par contre, c’est qu’elle a déjà été visionnée plus de 20 millions de fois dans l’Hexagone et qu’il n’est plus temps d’envisager son éradication numérique. Le mal est fait. Et les sondages nous indiquent que la côte de popularité du Président est en chute libre. On pouvait s’y attendre. Il y a quelques règles d’or en politique, dont celle-ci : pas touche aux toutous et aux minous. Cerise sur le merdier : une plainte a été déposée par la SPA, pour maltraitance sur animal domestique.
Une certitude : nous ne pouvons pas laisser la situation pourrir. Le problème ? De voies de sortie, il n’y a guère.
Certes, nous pouvons jouer la carte du contre-récit. En gros : le chien en question est un fieffé salaud. Il était en tort et méritait de se faire taper. C’est exactement ce qu’on fait dès que les flics commettent une soi-disant bavure en banlieue ou en manif. Il conviendrait alors de concocter une histoire édifiante, par exemple un enfant attaqué par le cabot quelques minutes avant l’explosion de l’ire présidentielle, ou bien la découverte par la Première Dame d’un cadavre de chat à demi-dévoré. Il y a aussi la possibilité médicale : le chien étant malade de la rage, il fallait réagir dans l’intérêt des Français. Problème : ça semble un peu gros et ne résoudrait pas la question des injures aux grévistes.
Autre possibilité, plus intéressante à mes yeux : le contre-feu. Je ne vous apprends rien, le public est versatile : offrez-lui un nouvel os à ronger et il se jettera dessus. Guerre au Mali, attentat fomenté par des indépendantistes bretons, coronavirus à Melun, tout est imaginable. On l’a déjà fait et on le refera. Mais il faudrait dans ce cas concocter un événement d’une certaine envergure : jamais une petite polémique sur le voile ou la viande hallal, vue et revue, ne suffira à dissiper l’image de l’épagneul tabassé.
Enfin, ultime pirouette envisageable : proclamer que c’est un deepfake, un montage hyper-réaliste, et ainsi tourner à notre avantage l’aspect de plus en plus liquide, insaisissable, de la vérité des images. Vous avez tous vu la vidéo du président brésilien affichant une proximité particulièrement perturbante avec un lama, j’imagine ? Eh bien, si nos experts ont déterminé qu’elle était belle et bien réelle, cela n’a pas empêché son service communication d’affirmer avec succès que c’était un deepfake, qu’il était bel et bien une victime dans cette affaire et non un amateur de chauds camélidés. Dans notre cas, je suis partagé. On pourrait sans doute imposer notre mensonge à l’opinion publique, sous réserve de bien faire pression sur les fouineurs de la presse pour qu’ils n’enquêtent pas en profondeur. Mais je crois que le mal est déjà fait. Les gens ont visionné cette vidéo et ont intégré son message : le président tabasse des chiens mignons. Ils ont cette image en tête, fichée bien profondément, et se foutent de savoir si elle réelle ou fabriquée de toutes pièces.
Quant à la surenchère, je n’y crois pas vraiment : de nouvelles vidéos montrant le Président s’acharnant sur des caniches à coups de batte n’auraient à coup sûr aucun effet positif.
Voilà où nous en sommes, donc. En pleine mélasse. J’ose espérer que l’un ou l’une d’entre vous saura proposer d’autres pistes. »
*
L’heure qui suit est un épique bordel. Chacun y va de son commentaire ou de sa proposition, déclenchant à chaque fois des salves de considérations catégoriques. Foire d’empoigne que le barbichu en chef, pourtant considéré comme le pape ultime de la communication, n’arrive en rien à enrayer. Un vieux loup de la pub biberonné à Séguéla propose d’opter pour la « patte Trump » en balançant un tweet particulièrement offensif : « Rien à foutre, je défonce des chiens quand je veux si je veux, comme un bonhomme. Et alors, vous allez faire quoi ? » Sa voisine, diligentée par la DGSI, rétorque en proposant d’organiser une fausse tentative d’assassinat sur le président, fomentée par un agent infiltré dans une organisation de défense des animaux, comme la Peta, histoire de regrimper dans les sondages. Une troisième incite à considérer les choses sur le long terme : dès qu’adviendra un drame d’enfant boulotté par un rottweiller ou un pitbull, le service com’ pourra ressortir la vidéo, qui alors fera des merveilles. Et ainsi de suite, grande valse de propositions absurdes mitonnées à la coke et à la stupidité.
Et puis, alors que barbichu est sur le point d’exploser et de fracasser la table de ses poings nerveux, une petite voix surgit. Elle appartient à l’être le moins estimé de cette assemblée, un vague assistant d’assistant, presque un stagiaire, qui n’aurait jamais été présent à cette réunion s’il ne s’était trouvé dans le bureau d’un chargé de com’ particulièrement influent au moment où le branle-bas de combat a été décrété.
Ce qu’il dit : « J’ai peut-être une solution. »
Qu’on lui laisse ensuite la formuler tient là-aussi du moment propice, du hasard contextuel. En temps normal on lui aurait rétorqué de bien fermer sa gueule de sous-fifre et de se contenter de prendre des notes en mangeant ses morts. Mais à l’heure hache tout le monde est tellement fatigué et sur les nerfs que personne ne l’interrompt. Alors il poursuit :
« J’ai longtemps travaillé chez YouTube. Et s’il y a une chose que j’ai appris de cette expérience, c’est qu’il y a un seul élément capable de réconcilier les humains de toutes obédiences : les petits chats mignons. Personne ne peut y résister. Talibans, cathos intégristes, routiers de Haute-Saône ou starlettes de la pop coréenne : tout le monde est accro. Par contre, c’est beaucoup moins le cas des chiens : jamais une vidéo de Médor se contentant d’être mignon ne truste le haut du panier des millions de vues. Voilà donc ce que je suggère : contacter les propriétaires des chats faisant le plus de vues en ligne pour leur proposer un partenariat exceptionnel avec l’Élysée. Il suffira ensuite de matraquer ces vidéos sur tous les réseaux sociaux, encore et encore. Dans trois semaines, je peux vous garantir que le Président est au top dans les sondages. »
Un ange passe, mate l’assemblée d’un œil atterré, et se casse dare-dare.
« Eh mais c’est pas con, ça », finit par réagir le marionnettiste en chef. « Vous suggérez en quelque sorte de déclencher une bataille d’imaginaires ? Chien battu contre armée de chats mignons ? Canidés Vs. félidés ? Et qu’ainsi les Français soient forcés de choisir leur camp ? Mhhh. Ça se tient. »
*
Ainsi est fait. Dans la semaine qui suit, le service com’ de l’Élysée publie tous les jours une vidéo mitonnée aux petits oignons, dégoulinante de mièvrerie. Le Président berçant sur ses genoux deux adorables chatons étirant leurs petites pattes. Le Président titillant une splendide chatte agora et la faisant poursuivre un fil de laine. Le Président riant aux éclats devant les cabrioles d’une certaine Mélie, chatonne aux yeux malicieux…
Ô dingos, ô chatons.
En une semaine, l’affaire du chien tabassé est oubliée, les médias se focalisant à grands jets sur la nouvelle lubie de ce Président tellement humain. Si bien que la routine va pouvoir reprendre. À savoir : sabrer les ressources des plus pauvres, multiplier les cadeaux aux puissants et préparer le totalitarisme de demain en fortifiant l’état policier d’aujourd’hui. Il ne reste qu’une dernière opération de communication à l’agenda présidentiel, laquelle sera diffusée en direct sur un réseau social pour adolescents particulièrement populaire.
L’enregistrement se passe un jeudi matin, dans un studio du 16e arrondissement. Ce jour-là, le Président est nerveux, et pas qu’un peu. Faut dire : il en a ras le cul de ces foutus chatons, qu’il n’a d’ailleurs jamais pu encadrer, étant lui-même féru de chiens, comme l’a si bien montré la vidéo à l’origine de tout ce ramdam. Pour ne rien arranger, il a largement abusé de pharmacopée sud-américaine, hier, s’est endormi très tard, piégé par l’insomnie. Ce matin, il se touche d’ailleurs beaucoup le nez, comme s’il était irrité des naseaux, bizarre.
Une fois le décor installé et les caméras tournées vers lui, le Président s’installe dans le fauteuil de cuir rouge sélectionné par son équipe. On dirait un accessoire de film porno, se dit-il, drôle de choix. Il n’a pas le temps de faire la remarque qu’on lui lance : « cinq secondes avant le direct ». Alors il sourit de toutes ses flippantes dents trop bien alignées, attend la fin du décompte, puis accueille d’une main faussement assurée l’ignoble petite saloperie rayée au regard de poupon que lui tend un assistant. Pendant cinq minutes, l’intrus niché sur ses genoux, il répond aux questions débiles de la dizaine d’ados présents dans le studio, à qui on a bien fait répéter les thématiques imposées : « Si la passion des chats est compatible avec le métier de politique ? Mais bien sur, Jason ! ». Et puis, soudain, alors qu’une pellicule de sueur commence à imprégner son front, que l’angoisse monte, diffuse, le chaton commet l’irréparable : il défèque sur lui. Grosse commission sur son pantalon. Souillé, désemparé, exaspéré, le Président se lève d’un bond et se démène pour s’en débarrasser. Las : la bête s’accroche de toute la force de ses petites griffes, refuse de décramponner. La tension monte. Il oublie le contexte, s’énerve, grince « mais tu vas lâcher, oui ou merde ! ». C’est là qu’il commet le geste bête, le geste de trop : il saisit l’agresseur félin par les pattes arrières, le tire fort jusqu’à ce qu’enfin il cède, puis le soulève à bout de bras et le propulse par terre, fort. Très fort. Trop fort.
Il prend une grande goulée d’air, cligne des yeux, s’essuie le front, le visage déformé par un tic laid crispant les commissures de ses lèvres. Puis il baisse les yeux.
À ses pieds, le chaton ne bouge plus. Une tâche rouge s’étend sous son crâne défoncé, au milieu des bouts de cervelle.
Oups, la boulette.
Le président relève la tête.
Dans le studio, le silence est absolu. Il ne voit qu’une palanquée de bouches ouvertes en O, muettes de stupéfaction.
Se reprendre, vite, se reprendre.
L’animal politique en lui se réveille, lui aboie de réagir au plus vite.
Trois secondes à soupeser les options, et hop il tranche, regarde la caméra droit dans le viseur, prend un air viril et déterminé, et lance :
« Vous êtes témoins : l’animal m’a attaqué. Alors oui, je me suis défendu. Ça vous gène ? Eh bien c’est ça la vie, mes enfants : une jungle. Tu tues ou tu es tué. Et à ceux qui sont pas contents : z’allez faire quoi ? »
L’option Trump, toujours une valeur sûre.
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