C’est le 2 mars dernier que le virus 2hb3 a frappé la France. De plein fouet. Je me souviens parfaitement du moment. Affalé à l’ado sur la grande table de la cuisine, je pelais des aubergines avec maman pour sa traditionnelle moussaka du dimanche. On parlait de tout et de rien, du chat Popol qui se faisait vieux et de la neige qui cette année n’était pas venue, même dans les « hauts », quand la sirène d’alarme municipale a déchiré notre quiétude.
« On n’est pourtant pas le premier mercredi du mois », a dit maman, lueur d’inquiétude dans les yeux, avant d’allumer la radio. L’écoutant, on a très vite compris que l’heure était grave : elle ne ronronnait pas comme à son habitude, mais délivrait son message à grands jets saccadés. Ça parlait « confinement », « virus fulgurant », « milliers d’infectés », et ainsi de suite. On n’a jamais vu ça, expertisaient les experts, ajoutant que cette fulgurance était de très mauvais augure. L’Armageddon semblait en route, ce qui n’arrangeait personne, hormis les prophètes fous et les labos pharmaceutiques.
Ce soir-là, la moussaka était trop cuite, limite cramée, rapport au fait que maman avait la tête ailleurs, dans un endroit rempli d’augures grisâtres gros comme des nuages d’automne. On l’a mangée dans un silence inquiet, comme si c’était notre dernier repas, la Cène finale. Papa a bien tenté quelques blagues, notamment sur le nom du virus, 2hb3, qui lui rappelait celui d’un boy’s band de sa jeunesse, suffisait d’enlever le « h » disait-il, mais ça n’a pas vraiment fonctionné. La légèreté : enfuie.
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On a passé la semaine suivante confinés dans la maison. On avait de quoi voir venir, question bouffe, vu que maman avait de longue date développé une tendance à amasser les boîtes de conserve de-ci de-là comme un écureuil avec ses noisettes, mais c’était bien le seul élément positif de la situation. Du matin au soir, on suivait les flashs d’infos. La maladie s’était développée aux États-Unis, expliquaient-ils, au lendemain de la réélection du président Mèche. Elle avait discrètement prospéré sur un petit territoire, touchant d’abord les terrains de golfe de Floride et les meetings républicains du Texas. Et puis sans prévenir elle s’était élancée dans le monde entier, comme un seul homme. De la Hongrie au Brésil, de la France à la Turquie, de la Chine à la Russie, le virus s’abattait sur les villes et les ratiboisait à la fulgurante, pire que la grande peste de 1348. Après son passage ne restait plus qu’un champ de ruines, un vide agité de rires gras et tourmentés.
Les spécialistes n’arrivaient pas à tomber d’accord sur le mode de transmission du 2hb3. Certains pensaient qu’il se répandait dans l’air et par contact. D’autres expliquaient que son mode de transmission était bien plus insidieux, qu’il se diffusait via les réseaux sociaux, les mails et les forums de discussion. Les plus catastrophistes expliquaient même qu’il pouvait se transmettre par simple lecture d’un prospectus ou par la vision d’une publicité. Bref : on nageait en pleine choucroute, paumés comme des koalas grillés. Un savant ukrainien expliquait même sur tous les plateaux télé qu’il avait réussi à retrouver le patient zéro, un membre de l’équipe de campagne du président Mèche qui aurait contracté le virus en rédigeant un post Facebook où il écrivait que la rivale démocrate avait fondé sa fortune en passant un pacte avec un envoyé du peuple extra-terrestre reptilien.
Quoi qu’il en soit, on connaissait plus ou moins les effets du virus à court terme. Une fois cette saloperie incubée, le malade voyait son cerveau se réduire à portion congrue, limitant ses possibilités intellectuelles à des raisonnements tout à fait limités. En clair : il devenait complètement con, ouvert aux influences les plus pernicieuses en matière politique, religieuse, intellectuelle. Le complotisme, le racisme, l’antisémitisme, l’alexandre-adlérisme ou le méchisme devenaient pour lui des terrains de jeu à prospecter, presque des évidences.
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Enfermés chez nous, en total black-out de télévision et d’Internet, on a longtemps cru y échapper, faire partie des rares rescapés qui seraient chargés de reconstruire le monde de demain. Pour nous protéger, maman avait tranché : désormais ce serait France Culture matin, midi et soir. On se fadait ça en geignant, soûlés par la monotonie d’émissions concoctées par des animateurs s’étant pompeusement auto-désignés comme des « résistants ». Avec sœurette on aurait bien voulu un peu de légèreté, peut-être pas les Grosses Têtes ou Rires et Chansons, mais au moins un chouïa de Nostalgie, histoire de se trémousser comme il se doit sur du Cabrel et d’un instant oublier la catastrophe. Mais Maman était intraitable : niet.
C’est un samedi matin que la maladie s’est infiltrée dans notre foyer. On était en train de tristement s’engloutir de fades raviolis, en silence, chacun dans ses pensées, sans écouter ce que diffusait la radio. Seul papa y prêtait attention, les yeux dans le vague. Maman avait beau être vigilante, elle ne pouvait pas tout prévoir. Et c’est avec consternation qu’elle a entendu son conjoint prononcer la phrase suivante :
« Dis-donc, c’est pas bête ce qu’il dit, Finkielkraut. Il a raison, cet homme-là, il faut se battre contre les communautarismes et celles qui propagent la haine en portant le voile. »
Avec maman, on s’est regardés tristement, conscients de ce que ça signifiait. Il était infecté, jusqu’à la moelle. Plus con qu’un poêle à bois. La preuve : on a réussi à l’attirer au garage en lui faisant croire qu’il y avait une réserve de bonbons magiques sous l’établi. « Super, j’adore les bonbons magiques », qu’il a dit, nous suivant en trépignant d’enthousiasme.
Comme on n’a pas réussi à l’abattre, trop dur, trop déchirant, on l’a attaché avec une grande chaîne.
Le soir-même, on l’entendait chanter la Marseillaise, se réclamer du président Marron et applaudir le travail des forces de l’ordre. L’enfer. Parfois même il appelait de ses vœux le triomphe de la Marée Sale ou de Pipo Flipot, terrifié qu’il était par la grande vague migratoire qui allait tous nous engloutir.
On en est là. Au fond du trou.
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À l’heure où ces lignes sont écrites, le 2hB3 a frappé tout le reste de ma famille. Pour ma sœur, c’est une consultation de son compte Instagram qui a précipité la chute. Elle n’a pas pu résister, avide de savoir si son petit-ami avait répondu à son dernier message. Le soir-venu, elle s’est mise à remettre en cause le réchauffement climatique, citant le président Mèche, le patron de Coca et même Claude Mammouth. C’était fini pour elle. Quant à maman et à petit frère, ils ont basculé sans prévenir, se mettant soudain à débattre de la judéité supposée d’un membre du gouvernement, la preuve selon eux que ce « youpin » n’était là que pour amasser de l’argent.
Je me suis enfermé dans ma chambre, leur laissant le reste de la maison. Ils y errent en se réclamant du néo-libéralisme forcené et du serrage de vis économique, zombies intellectuels de la pire espèce. Pour ma part, je me doute bien qu’il ne me reste plus beaucoup de temps, quelques heures tout au plus. J’en profite donc pour faire mes adieux via ce carnet. Je ne sais pas si j’aurais le courage d’en finir avant de basculer. Je sais que c’est la chose à faire, que la dignité l’exige, mais il m’arrive de me dire qu’une vie de crétin fini vaut mieux que pas de vie du tout. Ça doit être confortable, non ? Difficile de réfréner ce sentiment. En tout cas, ceci est mon adieu officiel à l’humanité. Puisse-t-elle se relever de ce terrible coup de bambou planétaire.
Adieu.
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ba c’é koi s’karnet ? j’arive pa a lir. ékrire, c’et un truk de PD, c’é papa ki’l’dit. il a aussi di ke les arab il nou pike no alocs et ke la starteupe naission va nou sové. sa fai raifléchir.
[Dessin de bite]
[Croix gammée]
[Gribouillis « LREM PHOR EVEUR »]
bon ba j’vai ékouter du Métre Gims.
A + lé tapete
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