Le blues du world-designer

Le monde c’est moi,

J’ai fait rond-croix.

La formule m’est venue il y a deux mois, pendant le quart d’heure poésie au bureau. J’aime beaucoup. Pour un peu je me la tatouerais. Sur l’avant-bras ou la cuisse, je sais pas trop. J’imagine les regards humains à la piscine ou à la plage, les gens trop offusqués :

– Putain ça va les chevilles, gars ?

– Bah ouais, tu vois, ça va, elles sont au top, fines et galbées.

Le monde c’est moi.

La puissance du truc quand on y pense, pas à la portée du premier connard venu. Ni du dernier. Pur miracle d’ingénierie stellaire. De quoi être vénéré de Melun à Djakarta. Le problème : si je le claironne en soirée terrienne, on va me fuir dans les grandes largeurs en niant mon apport. Gros mytho, qu’on me dira. Personne ici n’aime les prophètes bourrés, les mégalos de fond de canapé qui dégoisent sur leur grandeur en crachotant des curlys.

J’ai fait rond croix.

Que ce soit clair : c’est un peu plus complexe que ça, que deux petites pressions sur les boutons d’une manette de jeux vidéos. La création quantique, c’est pas comme jouer à la Playstation. Les processus sont autres, la gestuelle diffère du gamer, et il y a toute une équipe derrière qui bosse pour finaliser le fruit de mon génie et le rendre commercialisable dans toutes les galaxies. Mais enfin, dans les grandes lignes, c’est pas totalement erroné non plus. Quelques jours à m’agiter le cortex, des tonnes de clic, un billion de lignes de codes, et voilà, t’as l’astre bleu qui tournoie dans le ciel et accueille la création. Bonjour les pandas, bonjour les monozygotes, bonjour le vent qui bruisse dans les arbres en caressant les pucerons, bonjour l’incandescence du premier baiser, bonjour l’enfant fripé qui naît en vagissant. Et me remerciez pas, hein, c’est cadeau.

Le monde c’est moi.

Je t’assure que c’est sérieux. J’ai les preuves dans ma bécane, au bureau. Tous les répertoires de lignes de codes, les points d’inflexion, les notices d’utilisation, les hésitations sur la taille de telle ou telle écaille. Tout ce qui vient étayer l’édifice de ma grandeur, l’éclatante vérité :

Chaque animal qui fouisse dans la jungle, c’est moi.

Chaque explosion de volcan, c’est moi.

Et aussi les rires de starlettes et les pleurs des enfants.

Les opossums galopant dans vos poubelles obèses.

Le dernier souffle du vieillard et l’agonie du pigeon.

Les bibliothèques et les guerres. 

Le début et la fin de tout.

C’est moi.  

C’est pas si absurde comme révélation, faut juste accepter de se décentrer un peu. De se dégonder pour s’offrir un autre regard. L’angle, le sacro-saint angle, le trou de serrure où tu croyais voir la voisine à poil et en fait non c’est Van Gogh qui peint ses chefs-d’œuvre. Et au fond tu gagnes au change.

Le monde c’est moi.

C’est vrai que j’ai mis du temps à revendiquer. Je voulais pas qu’on me regarde de travers. J’ai mes doutes, tu sais, mes hésitations. J’aime pas qu’on m’accuse de faire la roue, les paons très peu pour moi. D’ailleurs, à ce sujet, je regrette de leur avoir donné naissance. Un monde sans paons, je vais te dire, ça serait pas plus mal, on aurait sans doute un peu moins de suffisance, de fanfreluches vaines régnant sur cette planète viciée. Le gangsta rap ne serait pas le même, sûr, et les jet-privés moins nombreux, un bon point. Mais bon, la division marketing a insisté pour les garder, arguant que c’est trop stylé comme up-grade du décor animalier, alors j’ai cédé. Une connerie.

Oui, j’ai des regrets, je suis pas de bois. Il m’arrive de me dire que putain j’ai bien déconné, que j’aurais pu faire mieux. Comme l’écrivain qui pond un chef d’œuvre mais se rend compte après coup que la description de la page 365 franchement, elle est pas top-top, c’est lourd, ça colle au cerveau. Pis je vous écoute critiquer : les araignées ça vous plaît pas, les amanites phalloïdes c’est fourbe, les méduses quelles connasses… Et là, voyant votre ingratitude, franchement j’en oublie mes petites autocritiques. Parce que vous vous posez en matière d’indécence. Vous vous êtes pris pour qui ? Pour quoi ? Vous avez vu ce que vous faites, vous les hommes, ce que vous souillez ? Vous avez fait le compte ? Vous connaissez votre histoire un minimum ? L’œil, la poutre, tout ça.

Le monde c’est moi.

Rien que pour ça, vous devriez me porter aux nues. Me remercier nuit et jour. Hurler des cantiques à ma gloire. Tant de bienfaits sont agrafés à mon plastron. Tant de merveilles.

Les arbres c’est moi, oui, et les framboises, les courbes audacieuses de ton adorée, les noisettes de l’écureuil, les calanques vers Cassis, les gouffres et les déserts, les tapirs folâtres, les chutes du Niagara, la moustache de Cabrel, les épiques dinosaures, la basse de Kim Gordon.

Et tout ça pour quoi ? Pour qu’un empaffé critique la « météo de merde » quand il taille le bout de gras avec la caissière du carrouf’. Pour qu’un morveux fasse flamber une fourmilière à l’essence. Pour que ta mère taloche le chien quand il fait pipi dans un coin.

Je mâche, je remâche, je tourne et retourne sept fois dans mon cerveau, et toujours le même constat : marre de vos chouineries. Marre marre méga-marre.

C’est hier que le vase a débordé, que j’ai pris ma grande décision. J’étais dans un PMU, j’écoutais les gens déblatérer. C’est mon truc les lieux pas trop vaniteux, genre relais routiers. C’est pas moi que tu verrais foutre les pieds à la Rotonde. Mais ce soir-là, niveau conversations, c’était l’enfer de la connerie ingrate, la grande valse des débiles. Il y avait notamment un type qui me débectait jusqu’au fond des tripes, un roux flasque à casquette Motul rouge, lequel assurait que si la Terre courait à sa perte c’était parce que c’était mal foutu, que l’homme y était pour rien, que cycle du climat mon gars, que blablabla, et les tremblements de terre, et les virus fulgurants des bridés, y a rien qui fonctionne sur cette foutue planète… Au bout d’un moment, je suis allé le voir, pour lui dire qu’il déconnait, que le créateur de ce chef d’œuvre avait bien fait son taf mais qu’il avait pas prévu que l’humain serait si con, si monstrueux.

Il m’a foutu une mandale.

Une mandale.

Bordel de merde.

Je suis rentré chez moi en fureur, l’œil poché, et j’ai passé la nuit à peser le pour et le contre. Pas facile comme décision. Puis j’ai maté BFM pendant deux heures, pour me calmer. Mauvaise idée : mon seum a atteint des proportions épiques, solaires, tant le spectacle était minable.

À quoi bon perpétuer tout ça ?

Ma décision prise, je suis allé pioncer, ravi d’avoir tranché.

Le lendemain, j’ai filé au bureau en sifflotant. J’ai salué quelques collègues d’outre-univers, des cadors expatriés comme moi, sous couverture, et j’ai rejoint ma place dans l’open-space. Là, j’ai ouvert le dossier « Planète Terre / Humanité », hésité un moment, comme le type qui dans sa partie de Sims se dit qu’il est cruel quand même, à jeter son personnage dans cette piscine dénuée d’échelle, et j’ai tout balancé à la corbeille, au diable les doutes.

Clic, bye-bye, frères humains.

Quand Steph de la compta est venu me demander si c’était bien moi qui avait reset l’homme, j’ai opiné de la tête.

« Le boss va te défoncer, mec, c’était  l’une des fonctionnalités préférées du public », qu’il a dit. « Et puis il va falloir revoir notre enveloppe terrienne, c’est relou, merde. »

« Qu’il y vienne, le boss. Où qu’il trouverait un world-designer aussi bon que moi ? »

N’ayant rien à rétorquer, Steph est reparti, sifflet coupé.

Et moi j’ai bu quelques gorgées de café insipide, avant de me replonger dans le taf. Il allait bien falloir que je remplace cette chiure d’humain par quelque chose d’un peu stylé.

Trois heures à macérer des neurones, et puis paf, l’illumination : et si j’offrais aux morses une intelligence améliorée, histoire de mettre un peu d’ambiance sur terre ? L’humain, mais avec des défenses, une appétence marquée pour les maquereaux, une vision banquise du monde et une obésité existentielle férocement exquise…

Oh, inspiration, divine inspiration.

Tel le paon déployant sa parure, j’ai plongé sur mon clavier.

Le monde c’est moi.

*

Jérome Bosch, « Le Jardin des délices » (détail), circa 1500

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