Silicon vinasse

« Tu vas voir que ces connauds conçus à la pisse vont finir par nous disrupter l’alcool ».

Boris, 42 ans, chauffeur de livro-drones par intérim, ne décolère pas. Il est colère. Il est rage. Il est antisocial qui perd son sang-froid.

Et il y a de quoi : pas même deux ans que le gouvernement de l’Alliance du Vivant est en place et déjà un tas de digues ont sauté à coups de mesures scélérates dressées contre quiconque se veut un tant soi peu hédoniste.

« D’abord, ils ont dit : interdiction de boire dans les parcs et les rues », s’emporte-t-il en jetant un œil furibard sur ses compagnons de biture, tous flasques comme des méduses, prostrés sur leur tabouret – son auditoire préféré, pas chiant pour un sou. « Rapport à ce que ça fait pas bon genre pour les petits z’enfants. On a dit ‘ok les mecs, on est pas des monstres, on remballe les boutanches, scusez du dérangement’. Obéissants, qu’on était. Des foutus moutons, oui ! » Il tape sur le comptoir en étirant le cou, pour l’effet de manche, truc qu’il a vu dans la nouvelle émission qui cartonne, Des Avocats ch’tis à Miami. Puis il continue sur sa volubile lancée : « Ensuite ils ont écrit ‘boire tue’ sur toutes les bouteilles, avec des photos de foies bousillés, pire que Verdun et Waterloo réunis. Bon, ça commençait à faire beaucoup, quand même, mais on a fini par accepter, pas le choix, il en allait de la ‘santé publique’, comme ils disaient, ces peigne-culs. » Un grand coup de rouge dans le tuyau, Roger la petite sœur, et le voilà reparti, mitraillette à postillons : « Après ça on pensait qu’ils allaient nous lâcher, que ça pourrait pas empirer. Bah tiens, mon doigt dans l’œil et là où je pense. Du haut de leur petite tempérance de merde, du genre qui va à ‘la salle’ tous les jours et mange du chou bouilli pour bien digérer, ils ont décrété que l’alcool ne serait plus servi que dans les établissements agrées par leur agence de merde, celle chargée de mettre en place le plan vigie-picrate. Fini les PMU d’antan, finis le Marigny, le Baltho, le Bar des Sports, le Rendez-vous des amis, toute cette glorieuse famille de bastringues où on se sentait bien, au chaud, pépouzes, comme papa dans maman. »

D’un doigt tremblant et accusateur, il pointe les murs blancs de l’établissement où il s’avine présentement, désigne les tabourets génériques, les tables réglementaires, puis repart sur sa lancée. « Parce que je vais te dire, Roger, c’est pas qu’on t’aime pas, hein, t’as pas eu le choix faut croire, c’est comme pour ta gueule, mais ton bar il a tout de la chambre d’hôpital. Pire : de la morgue ! »

Roger bougonne pour la forme, sa grosse moustache sautillant sur des maxillaires à la protubérance troublante, « eh oh si t’es pas content tu peux aller voir ailleurs si c’est mieux », n’entravant en rien le babil frénétique de son meilleur client. Qui pique son sprint final, cheval rhétorique sentant l’écurie de l’essoufflement : « Elle est où la poésie, ma gueule ? Ils sont où les effluves de Baudelaire, de Bukowski, des ivrognes de Doisneau, des enfants qui picolaient leur jaja à la cantine, de Duras et de ses six bouteilles de pif par jour, tranquille mémère ? Le vin, c’est pas qu’un truc que tu t’enfiles dans le corps, pas un médicament, pas un liquide vaisselle. C’est un souffle, un univers, le sang de la terre, bon dieu de merde. Et picoler dans un lieu pareil, tout septisé à la javel, bah je vais te dire, c’est pas ma came. Du tout. »

Son discours fini, il s’affaisse sur sa chaise. Comme vidé. Le sieur Boris n’y croit plus vraiment, sûr, la marche du monde est contre lui. Mais n’empêche, il lancine, disque rayé : comment qu’on en est arrivés là ? Ça tourne et retourne dans sa tête, à la marsouin marinelandé. Même que ça lui donne envie de crever dans une hémorroïde retorse. Et de boire, boire, boire…

Roger, la sœur de la sœur.

Il plonge dans son verre, en piqué, banzaï.

*

Le même jour, autre lieu, autre ambiance.

Chambre de Commerce de la région Sud-Ouest réunifiée, un matin de janvier. La grande salle de réception bruisse tant et plus, bourrée de notables décatis et de jeunes loups des vignes. Ce jour-là, enfin, Martial Miellu, le boss des boss de la filière vigneronne bordelaise, vient présenter le bilan du plan Vigie-Picrate et pérorer sur l’avenir du secteur, florissant.

57 ans, crinière poivre et sel, embonpoint de rigueur, un chouïa de couperose mais qui déborde pas trop, suffisance collée à son tarin variqueux encombré de coke, Martial le conquérant monte sur l’estrade et s’empare du micro, grand sourire aux lèvres, et se livre à exercice oratoire fort maîtrisé portant sur la santé publique, la lutte contre l’alcoolisme et son dévouement à la grande cause gouvernementale hygiéniste. Il finit sur une très belle phrase, qu’il a piqué dans le dernier bouquin d’Attali : « Le Français est certes épicurien, amateur de beau et de raffinement, mais il veut parfois qu’on le protège de ses tristes passions. »

Vivats et cotillons.

Deux heures plus tard, le voilà en pleine discussion, avec Romain Grivoux, le conseiller n°2 du Président. Tous les deux ronds comme des queues de pelle, ils se tartinent l’ego à grand renfort de compliments. C’est Miellu qui trouve les mots justes pour résumer la situation :

« Ma couille, notre plan marche à merveille : la France picole comme jamais. Victoire ! »

*

Roger, la sœur de la sœur de la sœur.

*

Van Gogh, « Les buveurs », 1890 (détail)

*

Dédié à l’établissement Gryphon, spécialisé « vin et spiritueux », qui se reconnaîtra si un jour son fantôme tartiné s’aventure en ce lieu de perdition – plop.

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