Super-Pyromane

C’est peu de dire que je connais le refrain. Toute ma vie, que je l’ai entendu, sous toutes ses mornes formes.

Ne joue pas avec les allumettes, mon choupinou.

Lâche ce briquet, petit morveux.

Repose ce jerrycan, grand dadais.

Police, t’es en état d’arrestation, ducon.

Oh oui, on m’a bien tanné avec ça, en long, en large, en travers. Pas question de te laisser développer ton art malsain, serinaient les niais vertueux. Il n’y a que les monstres pour ainsi prendre leur pied, ajoutaient-ils. Injuste processus de disqualification généralisé qui m’a valu trois séjours en taule et une brouille radicale avec ma famille et mes rares amis d’enfance.

Les gens n’ont jamais réussi à comprendre. La beauté du geste. Sa balistique absolue. Sa pureté presque biblique.

C’est comme être Dieu, en mieux. Un paysage ne te plaît pas ? Tu carbonises. Un édifice t’insupporte ? Tu lance-flammes. Un voisin agriculteur te déplaît ? En cendres, son exploitation. Comme si chaque fois tu cramais un jardin d’Éden différent pour le seul plaisir de voir ces truffes d’Adam et Eve galoper comme des dératés.

Les différents psychiatres avec qui j’ai contre mon gré abordé ma pyro-addiction se sont toujours montré archi-classiques et plats à ce sujet. Ils parlaient d’Œdipe mal réglé, de volonté de puissance, d’exacerbation pathologique du sentiment d’infériorité, blablabla. Pour ne pas leur donner prise, je faisais semblant de saisir, d’être d’accord, de souhaiter m’amender. Alors qu’en vrai je n’attendais qu’une chose : goûter de nouveau au plaisir suprême de la flammèche propulsée brasier.

*

C’est vers 30 ans que j’ai fini par saisir qu’il y avait mieux à faire, meilleur exutoire à ma volonté de tout ravager. Je sortais alors d’un séjour de six mois à l’ombre, rapport au fait que j’avais carbonisé le ranch d’un vieux connard d’avocat droit-de-l’hommiste qui se la jouait cow-boy le week-end, sa grasse carcasse de richard hypocrite accablant de son poids ses canassons pure race.

En sortant, j’avais dû me résoudre à trouver un job à la con dans la supérette d’une hideuse ville de province abonnée au chômage et à la 8.6°. Le justicier des flammes que j’étais y faisait office d’agent de sécurité. Tu parles d’un contre-emploi.

Tous les samedis, comme l’exigeait la justice, j’allais consulter le Docteur Lampico, psychiatre grisonnant travaillant à la réinsertion des anciens détenus. Il était étrange, Lampico, différent de mes anciens thérapeutes. Petit, binoclard, voûté, il semblait royalement se foutre de mon cas. Si je voulais rester silencieux, pas de problème, ça lui allait. On a ainsi passé de longues longues heures à ne pas échanger un mot, seulement entrecoupées des « bonjour » et « à la semaine prochaine » réglementaires.

Il était pas con, Lampico, il me laissait venir. Et ça n’a pas manqué. Un jour que la solitude me pesait particulièrement, grignoté par le désir de vanter ma Geste pyromane, j’ai soudain basculé en territoire déballage. D’un coup, je lui ai tout confié : mes plus grandes œuvres, mes brasiers fabuleux, mon amour de l’étincelle. Et après tout, pourquoi pas ? Il était la seule personne à qui je pouvais me livrer sans crainte que ça ne me renvoie illico en prison.

Pendant une heure, j’ai donc ouvert les vannes en grand, ne cachant aucun détail, volubile comme un pinson de mai. À grands jets hachés, que ça sortait, comme le vomi d’un ivrogne recrachant sa Villageoise dans une ruelle sordide.

Une fois vidé, je me suis levé pour prendre congé, un peu hébété. D’un geste, il m’a intimé de me rasseoir. Ses yeux avaient changé : de vides et éteints, ils étaient passé au stade enflammé. Son regard, un grand serpent brûlant.

Se grattant la barbe d’une main aux ongles rongés, il m’a lancé : « Je rêve, ou tu crois jouer dans la cour des grands ? »

Interloqué, je n’ai pas répondu. Quelques secondes et il a enfoncé le clou, ses mirettes plongées dans mon trouble : « Eh bien laisse-moi te dire que t’en es loin, très loin. Tu fais mumuse avec ton petit seau et ta pelle de merde dans le bac à sable, voilà tout. Il y a tellement mieux à faire si tu veux peser vraiment sur ce monde. Il suffit de rester dans les clous. »

Mon bec ? Cloué.

*

Sur le coup, je n’avais pas exactement compris ce qu’il entendait par là. Lui n’avait pas souhaité m’en dire plus, m’indiquant simplement que c’était notre dernière séance, que tout était réglé pour moi – libéré, délivré.

Ce ne fut pas exactement le cas. Il y eut des rechutes, des tentations trop fortes, des granges en flamme et des champs de maïs dévastés par mon ire incendiaire. Mais, dans l’ensemble, il n’avait pas tort, le bougre. J’ai bien changé, œuvré à un autre avenir. École de commerce, ambition dévorante, épouse méga-friquée, j’ai tout misé sur la voix légale, « dans les clous ». Et, bordel, qu’est-ce que j’ai kiffé.

*

30 ans plus tard, je songe à ce passé houleux en regardant les informations du petit matin sur ma paroi-3D connectée. D’une main baguée de diamants, je zappe de chaîne d’info en chaîne d’info, sourire aux lèvres. Le spectacle est partout le même. Affolés, les présentateurs aux dentitions ultra-bright s’agitent comme des mouches en dévoilant des images de forêts en flammes, de villes noircies de suie, de populations lancées sur les routes de l’exil. Pour bandeau défilant, une variation autour du constat général : « Tout brûle ».

Et c’est bien le cas. Tout Brûle. Des plaines de l’Arkansas aux pinèdes corses, de la toundra russe à la Patagonie, les foyers de méga-feux se multiplient, envahissent la carte du monde comme des punaises de lit un foyer pour sans-abris.

Mazette, quel pied.

Je passe une bonne heure à ainsi me prélasser, onaniste de l’info. Ça a toujours été ainsi : mon porno a goût de flammes. Et cette fois-ci, le spectacle surpasse tout ce dont j’aurais pu rêver. Savoir que j’y ai apporté ma touche ne fait qu’accroître mon ivresse.

Néron, mon vieux pote, viens-là que je t’embrasse.

*

Toutes les bons moments ont une fin, surtout pour un dirigeant à l’agenda surbooké tel que moi. Les affaires n’attendent pas. Une fois mon désir contenté, je m’arrache donc au canapé gluant et enfile un costume Gucci, ma cape de super-héros.

Je bipe Pedro, mon assistant, qui déboule dans la minute, rutilant de servilité.

J’aboie : « Mon programme du jour ? »

D’une voix mielleuse, il déroule :

« – 9h : Vous présidez le conseil d’administration du consortium Chevron-Lafarge. À l’ordre du jour : le rachat de l’Oréal.

– 11h : Rencontre avec les présidents français et allemand autour de la relance de la croissance et des opportunités offertes par les événements actuels.

– 13h : Déjeuner avec Xavier Niel, Jacques Attali et Guillaume Sarkozy.

– 14h 30 : Intervention au colloque annuel du CAC 51, portant sur, je cite, ‘La nécessité de disrupter les rapport sociaux’.

– 16 h 30 : Rencontre avec les dirigeants du groupe New-New-Press en vue d’un éventuel rachat. Objectif : diversifier votre éventail médiatique.

– 19 h : Cocktail de charité à l’Opéra Garnier, visant à rassembler des fonds pour les victimes des terribles incendies ravageant la planète. 

– 21 h : Temps libre. »

« Diantre, voilà une journée bien chargée, n’est-ce pas Pedro ? »

« Pour sûr, Monsieur. J’admire votre énergie. »

Brave Pedro. Je lui tapote l’épaule et file conquérir le monde. Dehors, la Tesla Monster X3 m’attend, avec au volant mon fidèle Vladimir. Avant de m’y engouffrer, je stoppe quelques instants, pétrifié sur le trottoir. Une lourde pluie grise et cendreuse s’abat du ciel noirci. Les incendies ont gagné Versailles, paraît-il, si bien que la capitale commence à en payer le prix. Il devrait faire jour et pourtant tout est sombre, plongé dans les ténèbres. Magnifique. Dans ma tête, j’esquisse une petite gigue joyeuse, pétillante, mieux que la Deneuve dans Les Demoiselles de Rochefort. Puis, je saute à la Zorro sur ma Tesla-Tornado.

Il est temps d’écrire le dernier acte.

Alors qu’on file dans la brume carbonique, ma main caresse le briquet fétiche à tête de mort qui ne quitte jamais la poche gauche de ma veste, dernier et glorieux vestige des temps anciens.

Ne jamais oublier d’où l’on vient.

*

Félix Vallotton, « Verdun » (détail), 1917

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