Fahrenheit 0

Il avait failli être écrivain, pour de vrai, mais finalement ça ne s’était pas fait. La faute à pas de chance. Et à quelques détails techniques : deux ou trois rencontres ratées avec des éditeurs bornés, des amis qui n’acclamaient pas ses textes alors que, franchement, il y avait de quoi, un ordinateur saboteur qui avait emporté dans sa tombe son grand récit épique – Cheval mort debout –, et puis la flemme, en fait, la fatigue de toujours remettre sur le tapis un petit bout de prose qui à force d’être remâché avait perdu tout son goût. Narrativement, il mâchait du vide.

Il y croyait pourtant, dans sa jeunesse. Ça allait venir, sûr, débouler en tonnant dans la torpeur, cadeau suprême, comme une évidence ravageuse :

La fulgurance de la littérature, le coup de foudre frappant la page blanche. Flash, rendez-vous sur l’Olympe, à gravir les rudes pentes avec Émile, Victor et Marguerite, en grands bonds inspirés, lumineux. Flash, l’Everest du style pur, qui luit au bout de la plume, immaculé, limpide, colossal. Merveilleux sommets, offerts à ceux qui ont le courage de les défier, la mèche rebelle et l’œil mystérieux du poète en étendard.

Sauf que non. Pas pour lui, ça. Malgré tous ses efforts, il n’y avait pas eu droit. Et avait fini par admettre la dure réalité : il était juste un honnête artisan, sans génie, sans éclaboussures de grandeur. Laissé à la traîne, sur le bord de route, à mater les rutilantes limousines qui passaient en klaxonnant et jamais ne s’arrêtaient.

Alors il avait fini par s’interroger : si la voie royale se dérobait, ne pouvait-il emprunter d’autres sentiers ?

De fil en aiguille, il en était venu à fomenter dans son coin une vengeance tonitruante. Un gros pavé dans la mare, lancé d’une main vicelarde.

Son plan était sommaire, bancal, si bien qu’il n’y avait jamais totalement cru. Imaginer la scène en se frottant les mains était une chose. Passer à l’acte était une autre.

Et désormais que sa victoire est actée, que l’heure de la consécration se rapproche de seconde en seconde, il ne sait plus. Doit-il pavoiser ? Grincer ? Ricaner ? No lo se. Il est paumé, ce con. Il faut dire que l’enjeu est de taille : la survie, ou non, de l’idéal littéraire.

S’il était capable de prendre un peu de distance, il trouverait que la scène n’est pas dénuée d’intérêt. D’un côté, l’immensité du coup de Trafalgar qui palpite à l’horizon. De l’autre, la petitesse de sa personne, sa mesquinerie effrayé.

C’est tout à fait saisissant.

Regardez-le, bossu sur sa chaise, le front entre les mains, en train d’attendre qu’on l’appelle pour recevoir son Grand Prix, miteux et blafard comme un Houellebecq dans la lumière tamisée de cet hideux salon. Il fait plus le fier, l’animal, méga-pâlot, torturé.

En plus, il est pâteux, méchamment même. Trop de champagne dans l’heure passée. Trop de discussions absurdes. Trop de brosse à reluire imméritée. « Une maîtrise absolue, inouïe », lui avait dit Roger Machin, du Figorat. « Le livre le plus puissant de la décennie », avait bavouillé Marcel Truc, de l’Académie. « Filez-moi votre 06 », avait Susurré Tabatha Cravache, la vamp de Lettres. Et ainsi de suite. Tous, ils lui mangeaient dans la main, le couvraient d’éloge. Oh, le passage avec la grande bataille navale, quelle maestria. Ohh, la scène de sexe sur la plage mazoutée, on fait pas plus sensuel. Ohhh, c’est si lacrymal quand le héros retrouve son Grand Chien Noir mort sous les roues du bulldozer. Ohhhh, l’explosion du supermarché, tellement post-moderne…

Mais putain, bande de cons, vous voyez pas ce que vous encensez ?

Et voilà, bingo, il parle tout seul, marmonne comme un taré. Le déraillement n’est plus loin.

*

Plus que cinq minutes avant qu’on ne l’appelle dans la grande salle. Derrière la porte, tapis, prêts à célébrer son prix, il y a la presse, ses soi-disant confrères, les vautours habituels, tout le gratin des mystifiés. Qui vont sévèrement lui faire payer l’humiliation. Il en frissonne d’avance. Et dans sa tête, c’est la grande valse du doute.

Alors ça va être ça sa grande heure ? Avouer qu’il les a roulé dans la farine avec un outil disponible pour 1 000 boules sur Internet ?

C’est sa faute à lui, aussi, si les algorithmes ont fait de tels progrès ? S’il est de plus en plus simple de paramétrer un logiciel pour qu’il ponde un chef d’œuvre inattendu ?

Misère de misère.

Muselière, Chien Noir. C’est à peu près tout ce qu’il avait déniché dans ce bouquin : le titre. Pour le reste, deux ou trois passages un peu lissés, le nom des personnages (Chaumard, Semelle, Mathilda d’Odessa, Rackham le Hardeur), et des options finement calibrées : écriture fluide parsemée de blancs élégants, ambiance dépressive à la Sollers, 27 chapitres bien dosés, batailles épiques entre Lexomil, Xanax et Tequila. S’il devait résumer : le combat perdu d’avance d’un homme blanc quarantenaire pour fuir ses démons et retrouver sa libido.

Wouhou ! L’originalité mon gars ! Comment t’as trouvé ça ? C’est si puissant !

En attendant, il est tout seul face à l’entourloupe, comme un con, rongé de remords et de tocs. Il se lève, se rassoit, sort sa flasque pour téter à grands traits, se relève, mate par la serrure ce qui bruisse derrière, se passe la main dans les cheveux. Il fait chaud, qu’est-ce qu’il fait chaud. Et c’est lui qui pue comme ça ? C’est tout aigre.

Là encore, la distance s’impose. Si lui fait vraiment pitié, la question qui se pose à lui est primordiale : doit-on divulguer la vérité si elle est porteuse d’indignité ?

Son cœur balance, la nausée n’est pas loin. Un instant il veut fouler aux pieds toute cette racaille prétentieuse, se faire lanceur d’alertes. Et l’instant d’après, il est convaincu qu’il ne peut pas faire ça, qu’il doit tout arrêter avant que ce ne soit trop tard, ne rien révéler, refuser le prix sans divulguer l’entourloupe. L’enjeu le dépasse, le blasphème l’étourdit. Que dirait Fiodor, putain ? Ernest ? Richard ? Virginia ? Ils le maraveraient, ouais, le fouleraient aux pieds en rugissant, et ils auraient bien raison.

Nouvelle gorgée amère, il s’étouffe, il tousse, il tombe à genoux, au bord du dégueulis. Faut stopper ça, putain, désamorcer avant que ce ne soit trop tard.

*

Entrée du Chambellan, gueule de tortue et petit costume de lin. L’échappatoire, peut-être, s’il trouve le courage.

« Cher Maître, le moment arrive, êtes-vous prêt ? »

« Euh ».

« Mais vous êtes pâle comme un fantôme, mon ami. Il faut vous reprendre. Ce n’est pas le moment de flancher ».

Et là il craque, il fond en larmes, il sanglote. Entre deux quintes il l’avoue : « J’ai triché, je suis un salaud, faut tout arrêter ».

Et l’autre, impavide : « Mais de quoi parlez-vous ? »

Le flot continue, le déballage, l’aveu, c’est un logiciel qu’a tout fait, Plume2023, lui il a rien foutu, il a juste touillé la sauce, c’est un raté, un infâme, Bozo le Clown qu’aurait baisé avec François Mauriac.

Le Chambellan se fige. Il est tout blanc, hiératique, il pourrait avoir 100 ans, 110 ans, tomber en poussière, c’est son genre, mais dans son regard une petite flamme noire, qui grandit, s’impose. Sa voix est claire, hargneuse, il jappe :

« Mais petit con, tu crois quoi ? Que t’es le seul à utiliser des expédients ? »

Lui n’entend pas, confit dans son chagrin. Sa vie est foutue, il est démasqué, vous m’entendez, démasqué, tout est vérolé, lui comme la littérature. Ce sera sa marque dans l’histoire, l’infamie, la grande imposture, le feu à la bibliothèque. Alexandrie flambe et c’est lui le pyromane.

Deux claques retentissent. Il a gardé un certain punch, le vieux. Les joues de sa cible reprennent du rouge.

Le Chambellan le secoue, ses deux paluches étonnamment puissantes plantées sur ses épaules :

« Mon gars, tu vas m’écouter, et religieusement. Primo, tout le monde s’en tape de tes états d’âme. Secundo, la moitié des auteurs présents dans la pièce à côté, les plus primés, les stars, sont infoutus de pondre un texte valable : nègres, algorithmes, plagiats, il y a à boire et à manger. Tertio : tu vas ouvrir cette porte, saluer tout le monde, recevoir ton prix et faire bonne figure. T’es un écrivain, maintenant, c’est tout ce qui compte. »

Lui s’est un peu redressé. Il est mi-figue mi-raison. Vu comme ça, sûr, il aurait tort de se gêner. Mais enfin, la littérature…

« De quoi la littérature ? Tu crois que c’est ici qu’elle se joue ? Mais où tu vis ? »

Hum. C’est vrai qu’il aime bien jouer avec les grands mots, vibrer d’absolu, mais au fond il sait comme tout le monde comment fonctionne ce milieu : des passe-droits, des flattages d’encolure, des caresse-moi-le-dos-je-te-caresse-l’échine, des ascenseurs renvoyés comme des flippers.

« Et puis, si tu y crois, c’est justement là qu’il faut rien révéler. Tu veux la briser, la littérature ? Lui enlever ses ailes ? La priver de magie ? »

Non, c’est sûr, il n’a pas trop envie. Quel genre de monstre accepterait d’endosser ce rôle ? Il y a de belles et graciles jeunes filles qui ne vivent que pour des pages bien troussées, déclamées à la lune. Des jeunes hommes fiévreux qui plaqueraient tout pour une minute en présence d’un poète adulé. Des ménagères matant, cyprines aux aguets, l’apparition télévisée de celui qui les fait rêver à longueur de tragédies sentimentales. Des gars qui vibrent érotisme seulement si on le leur présente sous un versant littéraire. Bref, des tas de gens irrémédiablement dépendants de ce que les écrivains apportent à leur univers, quelle que soit la recette. On s’en fout des cuisines, non ?

Oui, on s’en fout.

Le Chambellan lui donne un coude de coude complice, presque égrillard.

« Alors, c’est passé cette petite crise ? »

Oui oui, c’est passé, derrière lui, enterré. Il rigole presque, désormais, une dernière gorgé de flasque et c’est ti-par. Ah ah, et dire qu’il s’en faisait pour des niaiseries.

Il ouvre la porte. Lumière crue, flash, femmes alanguies, petits fours, éloges, oh grands éloges, tapes dans le dos, l’homme du jour, voilà l’homme du jour.

Il prend tout, avale tout, déguste, papote comme si de rien n’était, déjà transformé, glorieux. Le remords ? Envolé comme un papillon de mai.

Après tout, la littérature lui doit bien ça.

*

« Portrait de Charles Baudelaire » (détail), Gustave Courbet, 1848

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