Ce matin, génial, youpi, sensas’, c’est trail dans le Canyon.
Mais attention, pas le truc à la mamie, hein. Avec Josie, on y va franco, s’agit pas d’amuser le terrain. Bon courage pour nous suivre si t’as pas un minimum d’entraînement.
Quelques échauffements, étirement des mollets, grands cercles avec les bras, et nous voilà partis, foulées souples et déliées.
Le chemin serpente entre ombre et soleil, en bord de rivière. Sous les parois de grès, tout est si bucolique que j’en oublie vite les tourments de la vie urbaine. Sur la droite, un écureuil gambade dans les pommes de pin. Côté gauche, c’est un martin-pêcheur qui fuse, petite balle bleue en quête de poiscaille. Et dans ma tête, comme toujours quand on gambade into the wild, cette question : pourquoi on fait pas ça plus souvent ?
J’aime bien courir avec Josie, parce qu’elle sait profiter du moment. Envoûtée, elle reste dans son monde. Et je peux me focus sur les merveilles du Canyon : le bruissement des abeilles, la brise chargée de lavande, l’air si pur, la floraison des coquelicots, le rut bruyant des sangliers. Extase express.
Après quinze minutes à mener grand train, on décide de faire une petite pause sous un olivier. Les mains sur les genoux, dégoulinant de sueur, je reprends mon souffle. Ravi de la crèche, je me tourne vers Josie, qui resplendit littéralement. Longtemps que je ne l’ai pas trouvée si belle, désirable. Voyant mon regard s’embraser, elle me sourit tendrement, titillée. Matois en diable, je m’approche et la prends dans mes bras.
Et puis ça vrille.
Bam, une mandale atterrit sur ma joue gauche.
Blam, j’encaisse un uppercut.
J’atterris dans la poussière, une dent en moins.
Je beugle : « Ça va pas la tête ? Espèce de malade ! »
Josie me surplombe, un sourire moqueur aux lèvres. D’un doigt taquin, elle me désigne la petite phrase qui clignote en haut à droite, derrière le nuage en forme de champignon : « Mode sexuel restreint par Josie Galupin. Pour le désactiver, tapez le mot de passe. »
Ah bordel de merde, la radasse.
En furie, j’arrache le casque et dégringole dans la réalité, en plein salon Ikea. Hydrocution des sens : c’est moche, ça pue le graillon, c’est gris. Par la minuscule fenêtre, on voit un petit bout de Levallois-Perret, triste à mourir.
Josie est encore plongée dans son propre trek matinal. Sans doute la Plage du Touquet à l’aurore, sa map préférée. Et pour l’accompagner une version de moi avec des cheveux, trente kilos en moins, une gueule de Julien Doré et un pénis considérablement agrandi. Je la regarde quelques secondes se dandiner comme une méduse, flasque et terne.
Berk.
La règle veut qu’on n’interrompe jamais une personne plongée dans une excursion artificielle. Mais après le coup qu’elle vient de me faire : rien à foutre mon gars. Rouge de colère, je me jette sur elle pour lui arracher son casque.
Là encore, ça vrille.
Bam, j’encaisse un chassé au bide.
Blam, patate de forain en plein pif.
Je dégringole sur le tapis d’entraînement, sonné dans mon élan.
Quelques secondes d’étourdissement, puis je reprends mes esprits et brame :
« Non mais ça va pas la tête ? »
Elle continue à se dandiner sans réagir, plongée dans sa balade.
Et puis, soudainement, zip, elle disparaît.
Elle était là ? Elle ne l’est plus.
Envolée. Volatilisée.
C’est. Quoi. Ce. Bordel.
Pour vérifier que je ne rêve pas, je me pince violemment. Sans effet.
Ok.
Faire le point.
Je ferme les yeux, inspire profondément, expire à fond. Voilà, c’est ça, se calmer, se calmer, tranquille mon vieux Lucien, tu dérailles juste un peu, t’es fatigué, tu bosses trop, t’as le seum des neurones comme PNL, cerveau a chaud l’coeur baisse les degrés.
J’entends les cigales.
Quoi ?
J’ouvre les yeux.
Toujours l’appart pourri. Mais tout autour ça bruisse, ça piaille, ça glapit. Et puis les odeurs, c’est la folie des narines : lavande, thym, laurier, myrrhe, rois mages en approche.
Je vacille.
On sonne à la porte.
Rien à battre. Je reste figé, à tenter de faire le point, paumé comme un gnou.
On re-sonne, longuement.
On tambourine.
Ah mais bordel de merde.
Je file ouvrir, prêt à défoncer le connard qui…
Un chevreuil.
Ou plutôt : une tête de chevreuil sur un corps d’homme.
« Monsieur Galupin hiiiiîiii ? », hennit la chose. « On a hhîiii reçu une alerte. Votre hiiîiiiii kit wild-trek est hiiiii déréglé. »
Je suis par terre.
Je hurle tout mon soûl.
J’entends les voisins qui sortent, ameutés par le raffut. Super, ils vont pouvoir m’aider. Je me tourne vers eux.
Un bébé géant tenant une faux.
Et à côté : Franky Vincent, perché sur un poney.
« Oh, Lucien, ça va ? Tu veux mon zizi ?, oui oui oui oui. Ça a pas l’air d’aller, mon pauvre vieux. Je vais te le donner, oui oui oui oui.»
« Hîiiiiiiiiiiiii. »
« Ouiiiinnnn. »
Ahhhhhhhhh.
D’un bond flippé, je me lève et fuis à l’intérieur, leur claquant la porte au nez.
Le casque, vite, le casque.
Je me le fourre sur le crâne, je branche.
Rien.
Où est le Canyon, putain, où qu’il est ce con ?
J’enlève pour vérifier que tout est bien branché.
Du coin de l’œil, je vois que quelque chose bouge au pied de la fenêtre. Une masse huileuse.
J’approche en tremblotant.
C’est Josie.
Ou plutôt :
C’est Josie, mais c’est pas elle.
C’est pas descriptible.
Il y a des fragments de Josie, par endroits, mais aussi des bouts de morse, les grandes défense en ivoire, la peau flasque, l’odeur de poisson.
Je sens mon cœur qui s’emballe, prend la tangente, au bord du déraillement.
Elle glisse vers moi en bramant.
Humppffffff.
Je cours vers l’entrée.
Fuir fuir fuir fuir.
Devant la porte, Chevreuil, Franky et bébé XXL ne sont pas seuls. Il y a aussi un saumon géant et une France Gall de trois mètres de haut avec eux. Tous sont très agités.
« Hîiiiiiiiiiiiii. »
« Tu veux mon zizi ? »
« Ouuuuiiiinnnnn. ».
« Résiste, prouve que tu existes. »
« Blublublublub. »
Foudroyé, je tombe à terre.
J’y reste.
Clac, ça coupe.
*
Les deux hommes contemplent le corps avachi sur le palier, la tête sur les genoux, comme replié sur lui-même. Le premier a une tête débonnaire d’inspecteur de police des années 1980, genre Colombo qu’aurait fusionné avec Gérard Lanvin. Le second est plus jeune et n’a pas l’air d’une lumière.
En fond sonore, les cris furieux d’une femme.
« Mais lâchez-moi, j’ai rien fait ! Virez vos sales pattes de là. ».
Remue-ménage, puis deux flics sortent, escortant une dame d’une quarantaine d’années, les traits tirés, affaissés. Tout en elle crie fatigue, alcool, malbouffe.
Ils s’arrêtent devant le Colombo-Lanvin, qui s’adresse à la dame.
« Josie Galupin, je vous arrête pour meurtre par gavage sensoriel virtuel. »
Aux autres : « Embarquez-moi cette vermine, les gars ».
Ils restent quelques instants sur le palier, lui tirant sur sa pipe, un peu caricatural dans son côté vieux flic à l’ancienne – Guy Marchand, sors de ce corps.
« Tu vois, mon petiot, ça c’est ce qu’on appelle une affaire vite résolue ».
L’autre le regarde avec admiration.
« Mais comment vous avez deviné que c’est elle qui a fait le coup, chef ? »
Il tire quelques bouffées, ménage son effet.
« La facture de course, Vince, elle indiquait pas la bonne date ».
« Rhhhhoo, qu’est-ce que vous êtes fort, chef. Je voudrais voudrais vouvouvouvouvouvouvouvvvvvvvvvvvvvvvv »
Tout se fige.
Colombo et le jeunot : des statues de cire.
Pause prolongée.
Puis : la mire.
*
Ah mais bordel.
C’est quoi ces conneries ?
Putain de gosses, respectent rien.
Blandine ! C’est toi qu’a laissé les gamins jouer avec le module Virtual Colombo ? Il est tout pété, c’est relou, merde.
*
*
Illustration en bannière : Jean Dubuffet, « Lieu plurifocal », détail, 1975.
